Vacances siciliennes et voyage au cœur du phénomène Brit Prog des années 60/70.
« La Sicile est décidément un endroit idéal », me disais-je en scrutant dans le miroir de la salle de bains le bronzage qui s’accumulait alors sur mon visage par couches successives, avant de rejoindre le jacuzzi dont les remous moelleux attendaient mon corps dans la chaleur simple de la terrasse terrassée par le soleil. Les routes sinueuses, perpétuellement baignées dans une lumière intense, m’avaient guidé vers Syracuse dont Ortigia n’était autre qu’une main plongée dans la Méditerranée. Syracuse. La ville fascina nombre de poètes et d’aventuriers au premier rang desquels votre serviteur ici présent qui fut sensible à son mystère. Et la cité baroque en recèle. Je me perdais avec ivresse dans ses rues enchevêtrées aux balcons tordus de motifs, mes yeux inspectaient chaque recoin ; jamais ils ne se lassèrent. Par ses aspects les plus subtilement compliqués, Syracuse était le décor parfait pour me replonger dans les délices touffus du rock progressif. Pour cela, je m’étais au préalable documenté. J’avais pris soin d’emporter dans mon sac le bouquin d’Aymeric Leroy, sobrement intitulé Rock Progressif, aux éditions Le Mot et Le Reste. Le volume, bien fourni, dressait un portrait complet du genre évoquant, au fur et à mesure des années, l’avènement de ce courant jusqu’aux décennies de disgrâce. La plume experte traçait ainsi le destin unique du genre, porté par quelques groupes aussi avant-gardistes qu’incontournables, King Crimson, Yes, Genesis, Van Der Graaf Generator, Soft Machine et l’école de Canterbury sans oublier (les fort dispensables) Emerson, Lake & Palmer. J’en apprenais toujours plus sur ces groupes et leurs œuvres, sur l’Angleterre dont le réseau d’universités avait créé un maillage apte à accueillir cette scène si prometteuse. La presse spécialisée n’était pas en reste, se chargeant de véhiculer la bonne parole progressive. Quant à la BBC, le programme dirigé par John Peel offrait aux formations le loisir, que dis-je le privilège, de jouer en live leur matériel. Bref, en 1969-70, la perfide Albion faisait la nique au reste du monde en inventant une alternative crédible au blues rock américain, quelque chose de typiquement européen. A ce propos, il n’est pas surprenant d’apprendre que New York s’intéressa en premier aux formations progressives. Son intellectualisme savant, tournée vers le rock et la musique contemporaine, était avide d’expérimentations musicales de toutes sortes. L’Angleterre des seventies allait lui en fournir. Le livre raconte cette fabuleuse épopée musicale où le pire côtoie le sublime, avec ses prouesses, ses moments de grâce et ses dérives. Dans la foulée, les majors montent des labels underground et signent tout ce qui se réclame des canons du prog. Dix années vont s’écouler, enfantant alors une production pléthorique avant de connaître un coup d’arrêt violent avec les premiers braillements du punk. Les années 80, toujours elles, viendront balayer ces velléités artistico-intellectuelles avec ce qu’il faut de laideur et de cynisme pour freiner la moindre ardeur. Page après page, Aymeric Leroy accumule analyses, témoignages et révélations avec l’exactitude du musicologue, jamais cette masse d’informations ne devient rébarbative, contrairement au genre lui-même. On applaudit. Il fallait au moins cela pour parachever notre connaissance du prog. Etant moi-même fan et geek, ce qui constitue en soi une sorte de faiblesse, car comment arriver ou accepter de faire le tri parmi tous ces chefs-d’œuvre et autres trésors cachés, pour autant je me suis atteler à un exercice délicat : résumer le prog rock en à peine huit albums. J’y suis parvenu au prix d’une exigence rarement atteinte, rappelez-vous, je suis un geek. Pour cela, je me suis fixé quelques règles : je n’ai conservé que les œuvres anglaises, l’Empire Britannique ayant vu naître le genre. De plus, je n’ai cité qu’un album par groupe, exception faite du roi pourpre qui ouvre et ferme ce classement. Classement ? Non, car à l’instar de l’auteur du livre sus cité, je me suis borné à une sélection par année. Enfin, je n’ai gardé que les groupes fondateurs, omettant volontairement les reformations et autres super groupes. Et tout commença avec…
King Crimson et son premier brûlot, sobrement intitulé In The Court Of The Crimson King. En 1969, alors que le monde s’apprête à basculer dans les seventies, oubliez l’utopie hippie et la pop radieuse, Le roi pourpre sort son premier opus. La claque. Un manifeste. L’œuvre fait tout simplement la jonction entre psychédélisme baba et prog mental. Le romantisme est présent, mais apparaît plus sombre, plus tourmenté. 21st Century Schizoid Man revêt une profonde modernité, avec ses breaks imprévisibles et ses riffs proto hard, lui conférant une dimension aussi contemporaine qu’inquiétante. Bien sûr, le disque est nimbé de mellotron, Greg Lake chante à merveille et la section rythmique brille par son étourdissante et volubile virtuosité. Tout y est parfait si l’on fait abstraction de Moonchild et sa deuxième partie en roue libre. La cohérence, l’extrême liberté et la maîtrise instrumentale ont à l’époque frappé les esprits tant et si bien que le Crimso peut aujourd’hui se vanter d’avoir réalisé la meilleure première partie de concert : celle des Stones à Hyde Park le 9 avril 1969. Le succès fut au rendez-vous. Et dire que l’album n’était pas encore sorti dans les bacs…
Bien que fascinées par le classicisme, au sens symphonique du terme, nombre de formations progressives intègrent à leur matériel des influences jazz. Car ne l’oublions pas, en 69-70, Miles Davies se place à l’avant-garde de la musique avec sa fusion savante entre jazz et rock. Mais les anglais ont une écriture jazzistique qui leur est propre. Soft Machine, mené par un trio magique, Wyatt au chant et à la batterie, Hopper à la basse et Ratledge à l’orgue, se détache du lot. En deux albums, ils entremêlent pop, dadaïsme et swing haletant. C’est le groupe le plus en vue à Londres avec Pink Floyd. En 1970 sort Third, un double album intense et ardue dont chaque face propose un morceau de vingt minutes. Le choc. Third restera légendaire pour Moon In June : pop song de dix neuf minutes et huit secondes (!!!) et dernier morceau chanté par Robert Wyatt. L’artiste y joue de tous les instruments, les autres membres du groupe, n’ayant que peu d’attirance pour le titre, préfèrent se concentrer sur leurs œuvres respectives. Cette digression fera l’objet d’un culte et transformera l’album en chef-d’œuvre immédiat.
Van Der Graaf Generator. Un nom déjà. Imprononçable. Insondable. Un groupe à la formule inédite au regard de ses frères d’arme : basse, batterie, orgue, saxophone/flûte, pas de guitare électrique. Quelques arpèges acoustiques en guise d’habillage… Peut-on parler pour autant de prog folk ? Non. Le groupe forme un collectif autour de Peter Hammill au chant, Hugh Banton aux claviers dont un diabolique orgue farfisa, David Jackson aux cuivres, Guy Evans derrière les fûts et Nic Potter à la basse. Pour Pawn Hearts, leur quatrième livraison, ce dernier s’en va, Banton assurant le job en jouant des pédales basses de son orgue. Et le résultat s’avère plus qu’efficace. Conçu à la base comme un double album façon Ummugumma, Pawn Hearts revient fort heureusement à une formule plus simple ( !!!) : 3 morceaux dont un de 23 minutes et 10 secondes répartis sur les deux faces d’une seule et même galette. Ambiances tourmentées, pessimisme poétique, théâtralité assumée et musicalité free tutoyant à chaque minute le chaos. Un système musical que seul VDGG pouvait revendiquer. Voilà pourquoi le groupe jouit d’un culte vivace qui le place parfois à rebours de la constellation progressive. Voilà pourquoi il fut aussi épargné par la presse qui qualifie volontiers sa musique de punk progressif.
L’école de Canterbury. Pas un lycée pour étudiants distingués pas plus qu’une institution pour cancres récalcitrants mais ce que l’on appelle une scène musicale. Avec à sa tête Soft Machine dont nous avons parlé plus haut, Caravan en constitue le plus beau fleuron, réussissant à merveille un amalgame entre pop et influences jazzy. Un prog accessible en quelque sorte qu’In The Land Of Grey And Pink incarne parfaitement. Articulé autour de sa longue suite, Nine Feet Underground, le groupe excelle dans un registre ultra mélodique qui doit beaucoup à la voix chaude et au jeu de basse de Richard Sinclair. Deuxième atout du disque, le son d’orgue trafiqué de David Sinclair, son cousin, véritable signature du Canterbury sound. Les chansons sont toutes sublimes, malgré le dispensable Love To Love You chanté par Pye Hastings, le lead guitariste. Il y a en vérité dans cette musique quelque chose de poignant (Winter Wine et In The Land Of Grey And Pink), une émotion douce à l’image du paysage rose qui se dessine sur la couverture, tout en motifs tolkieniens, comme pour signifier que le Kent est une terre à nulle autre pareille, généreuse, luxuriante, doucement vallonnée. Une caravane s’y est arrêtée, ferons-nous de même ?
Mansuétude. C’est le premier mot qui me vient à l’esprit alors que j’écris ces mots en songeant au cas, épineux, d’Emerson, Lake et Palmer. Et pourtant. Le groupe ne manquait pas de charme. Un organiste à la formation classique, Keith Emerson. Un bassiste, Greg Lake, dont la voix avait nimbé le premier opus de King Crimson. Un batteur véloce et discret, Carl Palmer. ELP demeure sans doute la formation la plus célèbre d’un point de vue commercial mais également la plus malmenée, moquée, contestée. Sans doute parce que les boursoufflures progressives ont eu raison de toutes ces promesses. Comme les égos, aussi surdimensionnés que leurs albums. Seul reste Tarkus, album le plus cohérent et classique immédiat malgré les ridicules et trop décalés Jeremy Bender et Are You Ready Eddy. Etonnamment, malgré l’excellence du morceau titre littéralement étourdissant, ce sont les courtes pièces qui tirent leur épingle du jeu, comme les magnifiques A Time And A Place, The Only Way (Hymn) et Infinite Space. Le timbre de Lake y fait merveille et la rythmique plus élastique, moins martiale que sur Tarkus, achèvent de nous convaincre. Sauvons le soldat Tarkus. Ce fut en 1971 un combattant émérite.
Je me suis amusé à réécouter Yes et malgré leurs plantureuses livraisons (double et parfois triple albums), j’en suis rapidement arrivé au constat suivant : Close To The Edge est LE chef-d’œuvre insurpassable du groupe. A l’époque, il fut imaginé ainsi. Le groupe voulait sortir l’album ultime. Mais ce qui fascine surtout aujourd’hui, c’est l’étonnante modernité du propos : le son conçu par Eddie Offord est à ce point limpide qu’il faut se concentrer sur les parties d’orgue Hammond pour se dire « nous sommes dans les seventies ». En 1972 donc, la formation se stabilise autour de Jon Anderson au chant, Rick Wakeman aux claviers, Steve Howe à la guitare (et au sitar électrique !!!), Chris Squire à la basse et Bill Bruford à la batterie. Surtout, l’opus ravit par sa fraîcheur et pour cause : les mélodies assument leurs inflexions pop, la basse se la joue funky et derrière la longueur des trois morceaux (18, 10 et 8 minutes), l’album passe comme une lettre à la poste. Et l’on se surprend même à le rejouer inlassablement. Complexe, jouissive, efficace, ainsi se résume l’expérience Close To The Edge. C’est après que les choses se sont gâtées.
Genesis est de loin le groupe progressif le plus britannique. Entre 1971 et 1976, il fait montre d’une cohérence impressionnante, malgré les défections et les déceptions. Moins folk qu’il n’y paraît, la Genèse explore mieux que quiconque cette tradition typiquement anglaise des nursery rhymes dont la déformation donnera un titre à son troisième opus, Nursery Cryme. Mais arrêtons-nous sur Selling England By The Pound, cinquième album paru le 12 octobre 1973. Genesis s’y déploie sur des formats oscillant entre 5 et 10 minutes avec parfois, des colorations très pop comme sur l’excellent et tubesque I Know What I Like (In Your Wardrobe). Mais surtout, le groupe brille une fois de plus par son sens de la narration. Peter Gabriel sait mieux que quiconque bricoler des petits poèmes cruels que Banks, Rutherford, Hackett et Collins mettent habilement en musique. Malgré quelques faiblesses, le mièvre More Fool Me, il convient de retenir Firth Of Fifth pour son piano romantique et le bouleversant chorus que délivre Hackett en final, Dancing With The Moonlight Knight et son intro à cappella et The Cinema Show, magique et irréel. Un grand, un très grand disque.
Pour clore cette sélection définitive, le dernier album de King Crimson de la décennie : Red. Pour beaucoup de raisons et surtout pour Starless, chant du cygne, dont la perfection formelle, la violence et l’émotion à nue en ont marqué plus d’un. Comme un certain Kurt Cobain… Le reste est à l’avenant, reprenant en 1974 cette formule si atypique : riffs minimalistes sur Red, cauchemar rythmique sur One More Red Nightmare, abstraction live sur Providence et envolée dramatico planante sur Fallen Angel. Un testament d’une noirceur et d’une intemporalité totales. Un comble pour un groupe appartenant au genre le plus décrié que le rock nous ait livré. King Crimson ne s’en remettra jamais vraiment, hésitant ensuite entre world pop dans les eighties et hermétisme de studio tout au long des nineties. Pas de quoi affoler les vumètres de l’intérieur de la pochette. Hélas.
Je refermais la page de cette réflexion en même temps que celle de mon livre. Aussi exaspérant fut-il, le prog avait pourtant balisé de nouveaux territoires. Son exigence avait parfois obscurci les esprits mais il restait quelques œuvres fondamentales, prouvant s’il en était besoin que le rock ne se résumait pas seulement à trois accords. Symbole d’ouverture et de fraternité à l’égard de la musique dite sérieuse (jazz et classique), de celle que l’on n’ose critiquer, le prog resterait un langage neuf, déclinable à l’infini avec pourtant une seule ligne, une seule loi : l’écriture plutôt que la démonstration.
14-09-2010 |
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