A l’occasion d’une nouvelle exposition de la Galerie Alain
Paire, un portrait rédigé par le galeriste, de l’écrivain, éditeur, revuiste,
commissaire d'exposition... Florian Rodari
Florian Rodari : la Revue de Belles-Lettres, les éditions de
la Dogana,
la Fondation Jean Planque
Son père était journaliste. Né en Suisse en 1949, Florian
Rodari partage son temps entre Genève et Paris. Son frère Alain Rodari est
l'un des responsables du "Vent
des routes", une librairie-restaurant-agence de voyages dont le
rayonnement dépasse largement les réseaux de la Suisse romande. Voici quelques
années, ce libraire pas du tout conventionnel migrait volontiers : Alain Rodari
est également photographe, ses images illustraient en 2005 un ouvrage collectif
des éditions de La Martinière intitulé Hommage aux Indes.
Tandis que son frère incarne à sa manière le versant Nicolas Bouvier de la
littérature suisse, Florian Rodari s'est orienté du côté de la poésie et de la
traduction dont l'exemple lui fut pour partie insufflé par son oncle maternel,
Philippe Jaccottet : en sus du creuset d'une bibliothèque familiale où
coexistaient les grands formats des éditions d'Albert Skira et les petits
volumes recouverts de feuilles de pergamine d'Henry-Louis
Mermod (1), il a depuis toujours bénéficié de la discrétion et de
l'affection de Jaccottet. Emprunter à Genève la filière des études littéraires
relevait pour lui de l'évidence : Florian Rodari prit l'habitude de suivre
aussi souvent que possible les cours de Jean Starobinski et de Jean
Rousset.
Un second carrefour d'existence, j'y reviens plus loin, impliqua définitivement
Florian Rodari du côté des arts plastiques. Dés l'âge de vingt ans, son premier
emploi professionnel lui donne la possibilité de travailler au Cabinet
des Estampes du musée de Genève. Rainer Michael Mason, alors
assistant-conservateur, lui demande de classer les collections de gravures
anciennes et puis très vite, de monter des expositions et de rédiger des
catalogues.
Paul Celan, Ossip Mandelstam, La Revue
de Belles-Lettres.
Un changement de comité de rédaction lui permet simultanément d'entrer dans
l'équipe qui entreprend la mutation de « La Revue de Belles-Lettres »,une
revue qui avait auparavant publié des numéros spéciaux consacrés à Amiel, Hohl
et Cingria. On est en 1972, Florian Rodari est le plus jeune à l'intérieur
d'une direction collégiale où figurent Pierre-Yves Balavoine, John E. Jackson, Pierre-Alain Tâche et
Rainer-Michael Mason
(2). A peine trentenaire, cette génération est profondément attentive à ce qui
s'est approfondi depuis la galerie Maeght autour de la revue « L'Ephémère »
dont les cahiers trimestriels paraissent entre 1967 et 1972. Pour leur part, John E. Jackson et Florian
Rodari suivent passionnément les cours qu'Yves Bonnefoy donne pendant deux
années consécutives à la Faculté des Lettres de Genève (3) : Bonnefoy écrit à
cette époque L'Arrière-Pays qui sera
publié chez Skira dans la collection des « Sentiers de la Création »
de Gaëtan Picon. (cliquer sur "lire la suite pour découvrir la suite de l'article)
Les cinq jeunes gens qui prennent en mains la RBL font immédiatement preuve
d'une singulière maturité : ils publient en 1972, quelques saisons après la
disparition du poète en avril 1970, un cahier « Paul Celan » de 224
pages. On découvre dans ce volume des pièces infiniment émouvantes : à côté des
traductions de nombreux inédits, des contributions de Maurice Blanchot, Yves
Bonnefoy, Jean Daive, André du Bouchet, Vladimir Holan, Emmanuel Lévinas, Henri
Michaux, Jean Starobinski et Claude Vigée, des portraits photographiques de
Celan ainsi que des reproductions d'œuvres sur papier de Gisèle
Celan-Lestrange, Pierre Tal-Coat et Bram Van Velde.
Jusqu'en 1988, avec l'aide intermittente d'autres amis proches comme Denys C.
de Caprona, Peteris Skrebers et Olivier Beetschen qui prendra le relais à la
tête de la revue, Florian Rodari organise et met en page les choix d'un
périodique qui joue un rôle peu visible et pourtant tout à fait déterminant
dans le développement de la poésie française. Tandis que d'autres aventures se
construisent dans le sillage de L'Ephémère
ou bien de La Traverse (4) – Argile dirigée par Claude Esteban publie
vingt-quatre livraisons entre 1973 et 1981, Port
des Singes dirigé par Pierre-Albert
Jourdan, ce sont neuf numéros entre 1974 et 1981, L'Ire des Vents d'Yves Peyré, neuf cahiers entre 1978 et 1987 - la
revue poursuit avec exigence un travail d'ouverture qui fait coexister tout au
long de ses sommaires des œuvres et des voix de grande diversité.
La fabrique d'une revue n'est pas une sinécure : la typographie était
remarquablement pensée, les reproductions des images finement choisies,
l'architecture globale de la revue à la fois rigoureuse et aérée. PaulAuster, Maurice Chappaz, Pierre Chappuis,
André du Bouchet, Philippe Denis, Jacques Dupin, Lorand Gaspar, Ludwig Hohl, Doris Jakubec,
Pierre-Albert Jourdan, Jean-Pierre Lemaire, Alain
Madeleine-Perdrillat, Pierre Oster, Anne Perrier, Françis Ponge, Gustave Roud, Jean-Luc Sarré
confièrent volontiers des textes au comité de rédaction de la RBL.
Plusieurs années après la réussite du cahier « Paul Celan », Florian
Rodari imaginera avec ses amis, souplement et sans souci de systématicité,
trois autres numéros spéciaux de la RBL de belle envergure. Un cahier « Philippe
Jaccottet » fut composé en 1976 pour célébrer le cinquantième anniversaire
du poète. Avec des illustrations de Chillida, Miro et Tapiès, un ensemble « Jacques
Dupin » paraît en 1986. La contribution la plus retentissante de la revue
- cette fois-là, Rodari s'y investit totalement en tant qu'auteur / éditeur -
ce fut la parution en 1981 d'un numéro « Ossip Mandelstam » dédié à
la mémoire de Nadejda.
On y trouve réunies les greffes de trois traducteurs, Philippe Jaccottet, Louis
Martinez et Jean-Claude
Schneider. Y sont donnés à lire, souvent pour la première fois en français,
des textes majeurs comme "Tristia", "L'homme qui trouva un fer à
cheval", "Les Cahiers de Voronej", "François Villon"
"Le matin de l'acméisme" ainsi que des témoignages ou des poèmes de
Paul Celan, Marina Tsvétaeva et Nadejda Mandelstam. Insérées dans ce cahier,
les « Notes à propos de Mandelstam » rédigées par Jaccottet prennent
rang parmi les meilleurs textes critiques voués à l'auteur du Voyage en Arménie. L'introduction, signée
par Florian Rodari, fut par la suite reprise dans le recueil Mandelstam des
éditions de La Dogana, Simple promesse.Une
grande attention fut apportée aux illustrations parmi lesquelles on pouvait
voir des travaux de Gontcharova, Moholy-Nagy et Rodtchenko.
1981, naissance des éditions de La
Dogana.
Rodari s'en est expliqué lors d'un entretien qu'on peut consulter sur le
site Lexnews, son travail
en revue constitua un excellent apprentissage. Un nouveau palier fut franchi
lorsqu'il créa avec deux amis, un imprimeur, Jo Cecconi, et un peintre, Peteris
Skrebers, une maison d'édition capable de donner plus d'impact aux textes brefs
et aux auteurs qu'il avait rencontrés sur son chemin : « Conduire une
revue littéraire, c'est un atout formidable pour un futur éditeur, car on
apprend à découvrir d'autres voix, à accorder dans un livre des approches
différentes ».
Pourquoi donner à une maison d'édition le nom vénitien de La Dogana ? Avec en
filigrane une réflexion de Leopardi qui estime qu' « on peut dire de la
poésie ... ce que j'ai dit ailleurs des grandes actions : qu'elles supportent
un mélange de conviction et de passion, ou d'illusion », dans
l'incipit des catalogues de La Dogana, sur la page d'accueil de son site et
parmi ses cartons d'invitation, on aperçoit le fascinant leit-motiv d'une
ancienne photographie : l'image bleutée de la tour et des entrepôts de la
Douane maritime, telle qu'elle surgissait à la fin du dix-neuvième siècle, à la
pointe du Grand Canal de Venise. Rodari avait à coeur de convoquer cette image
afin de rappeler brièvement qu'un douanier n'est pas un incontournable
personnage dont le rôle est de surveiller le flux des marchandises : sa mission
première consiste beaucoup plus simplement à octroyer un visa. La vocation
profonde d'un éditeur est de favoriser la lecture : il donne visa à la parole.
Résumer en quelques paragraphes le travail pluriel de trois décennies constitue
un exercice redoutable. Soixante-douze ouvrages portent aujourd'hui l'enseigne
de La Dogana. Le tout premier, Les marges
du jour était un recueil de Jean-Pierre Lemaire dont la réédition est
imminente, le dernier paru s'intitule Le
combat inégal . Il s'agit d'un livre-disque publié lors de la remise du Grand
Prix Schiller à Philippe Jaccottet : cet ouvrage comporte les hommages
rendus par deux de ses amis poètes, Fabio Pusterla et
Pierre Chappuis, la réponse du lauréat, un texte inédit ainsi qu'un CD,
cinquante-six minutes de lecture enregistrés à Grignan le 25 janvier 2010.
Cinq collections et deux formats majeurs (20 x 15 cm et 21 x 16 cm) permettent
d'identifier les ouvrages de La Dogana. Il y a tout d'abord les trente-huit
titres de la collection "Poésie" : entre autres, des traductions
d'Emily Dickinson, John Keats, Giacomo Leopardi, Giovanni Orelli et Umberto
Saba, des recueils de Nicolas Cendo, Pierre Chappuis, Philippe Denis, Jean-Paul
Hameury, Jacques Lèbre, Alain Madeleine-Perdrillat, Michel Orcel, Gilles
Ortlieb, Jean-Luc
Sarré, Pierre-Alain Tâche, José-Flore Tappy et Frédéric Wandelère. Dans la
collection "Proses",
à côté de Le vingtième me fatigue de
Jacques Réda ou bien de Les fleurs et les
saisons de Gustave Roud, figurent L'oiseau
Nyrio de Jean-Christophe Bailly et Boehnlendorff
et quelques autres, des récits de Johannes Bobrowski,
traduits par Jean-Claude Schneider.
Plus récente, la collection "Poésie/
Prétexte" donne à lire des études et des essais à propos d'Anne Perrier
(1996) et de Pierre Chappuis ainsi que trois entretiens autour de Jean
Starobinski. Dans Goya, Baudelaire et la
poésie (2001), Yves Bonnefoy dialogue avec Starobinski. Pour Le poème d'invitation(2004), les
interlocuteurs de Jean Starobinski sont Fréderic Wandelère et de nouveau Yves
Bonnefoy. Le troisième entretien arbore pour titre une citation de Montaigne,
La parole est moitié à celui qui parle
(2010); il s'agit de la transcription patiemment recomposée d'une émission
de France-Culture qui réunissait Gérard Macé et Starobinski. Puisque « la
parole imprimée ne fait pas un livre », son suivi éditorial et ses
amendements furent assurés par Stéphanie Cudré-Mauroux qui s'est également
chargée des deux autres ouvrages.
Deux nouvelles collections de La Dogana suscitent à présent d'autres
croisements. Il s'agit tout d'abord d'un secteur que Rodari souhaite
développer, celui des livres-disques qui intègrent des enregistrements de
poèmes comme celui de Jaccottet (un passionnant et tout à fait nécessaire projet
autour d'André du Bouchet est actuellement imaginé) ou bien des coffrets de
musique accompagnés de textes et de traductions, les premiers ayant été
consacrés à l'art du lied chez Malher, Schumann et Wolf.
Dans le domaine des arts plastiques où le prix de revient de chaque livre est
plus important qu'en poésie, pour la collection Images qui fut inaugurée en
l'an 2000, les formats et les ressources iconographiques ne sont pas
prédéterminés, chaque nouveau volume pouvant entraîner des alliances et des
solutions différentes. Dans ce registre, on trouve des monographies qui
évoquent des artistes suisses comme Edmond Quinche, Stéphane Brunner et Albert Yersin ainsi
qu'un livre de plus grande ampleur à propos de Calvi
di Bergolo (2003). Florian Rodari est l'auteur principal de cette
collection qui intègre une étude de Natacha Allet, Les autoportraits d'Antonin Artaud (2005)
et un ensemble de textes consacré à Garache
/ Face au modèle (2006)
Avec Jaccottet, un Libretto, Le bol du pèlerin, des traductions et deux anthologies.
Proximité oblige, l'interlocuteur majeur de La Dogana est évidemment
Philippe Jaccottet. Volens nolens, son nom ou bien ses contributions
apparaissent dans presque toutes les collections de la maison. Autrefois
publiés en revues, et ne figurant pas dans les livres édités par Gallimard, des
proses qui datent des années 1946-1948 furent tout d'abord joints à des textes
plus récents, afin de composer en 1990 un merveilleux Libretto qui évoque les fréquents séjours du poète en Italie.
"Cartes postales", l'une des parties de ce recueil est dédié à deux
grands amis d'Anne-Marie et Philippe Jaccottet, Michel et Louise Rossier dont
les émouvantes silhouettes aujourd'hui disparues sont évoquées dans « l'Obituaire »
qui ouvre Ce peu de bruits, publié
chez Gallimard en 2008. Il s'agissait, écrit Jaccottet, de « petites notes
dédiées à ces amis de Vevey » : « dans leur légèreté même, elles
gardent assez fidèles le reflet de ces bonheurs que furent, année après année,
nos voyages communs, et plus que tout précisément, ceux qui nous conduisirent
dans presque toutes les régions de l'Italie, au printemps : l'émerveillement de
la découverte, le naturel absolu des échanges, leur gaieté souvent, leur
émotion quelquefois, les plaisirs de la gourmandise avivés par une ébriété
légère, et qui venait de plus loin que le vin ».
Dans la collection Poésie, à côté des pages enjouées de ce Libretto, on retrouve plusieurs petits volumes de traductions :
deux ensembles de Gongora, auparavant publiés en revues, "Les
solitudes" et "Treize sonnets", des poèmes de Giovanni Raboni qui
fut pour sa part traducteur de Proust et de Baudelaire en Italie, une version
complète des Élégies de Duino ainsi
que le recueil collectif d'Ossip Mandelstam évoqué plus haut, Simple promesse.
A quoi s'ajoutent des livres qui auraient pu rester à l'état de projets, sans
la disponibilité et la vigilance de Florian Rodari. Hormis des livres déjà
anciens - l'un étant son livre consacré à l'Autriche,
l'autre son "Rilke par lui-même"
des éditions du Seuil - Jaccottet n'est pas un auteur à qui l'on peut aisément
proposer une commande : ses décisions, ses hésitations et ses éventuels
renoncements ne sont pas immédiatement prévisibles. Les livres qu'il a acceptés
de composer sous l'enseigne de La Dogana ne sont pas des feuillets de journaux
intimes ou bien des rassemblements de recensions critiques, tels que les Semaisons et L'Entretien des muses : l'estime et la confiance qu'il éprouve pour
son neveu Florian ne sont pas des facteurs négligeables lorsqu'on s'interroge à
propos de la fragile gestation de certains de ses ouvrages.
Convaincre Jaccottet qui pratique rarement et n'affectionne pas les lectures
publiques, convoquer des techniciens, arranger un studio d'enregistrement au
château de Grignan, effectuer une première prise immédiatement valide afin de
réaliser l'impeccable CD du livret Le
combat inégal, ce sont des exercices périlleux qui impliquent de la
générosité, de la rigueur et du doigté. Il fallut aussi beaucoup de patience et
d'agilité pour qu'aboutisse la publication des "feuillets joints"
d'un des plus beaux livres de ces dernières années, "Truinas, le 21
avril 2001" qui fut édité en octobre 2004, une intense méditation
qui évoque les obsèques d'André du Bouchet ainsi que plusieurs extraits de
Senancour et de Hölderlin, « le chagrin et une espèce de joie ».
On sait aussi que Jaccottet ne s'exprime ni beaucoup ni longuement à propos des
œuvres, des amis ou des artistes qu'il affectionne (5). Consacré à sa compagne
Anne-Marie Jaccottet, "Arbres, chemins, fleurs et fruits"
est un recueil collectif très récent. Également dédié à son ami Michel Rossier
(6), Le bol du pélerin qui évoque
Morandi - 80 pages où s'intercalent 14 superbes reproductions
- constitue une merveilleuse exception dans sa bibliographie. Publié au
cours de l'été 2001, déjà réédité et traduit dans d'autres langues, ce
maître-livre compte parmi les plus belles réussites de La Dogana.Moins immédiatement identifiable et pourtant
de grande saveur, Le voyage à Trigance
est un petit recueil de souvenirs préfacé par Jaccottet où il est question de
Cingria, de Léo Fiauxet d'Iliazd. Cet
ouvrage est dédié au profil perdu de son auteur, un ami d'Aix-en-Provence et de
Grignan, "Jeannot" Eicher quifut
avec son compagnon Wayland Dobson un merveilleux facteur de clavecin. Son Voyage à Trigance complète admirablement
les "Notes du ravin" qu'on peut lire dans Ce peu de bruits, le livre de poèmes que Jaccottet avait publié
chez Gallimard en 2008.
Parce que ce sont d'authentiques livres de chevet qu'on consulte fréquemment,
on peut espérer que les deux anthologies conçues par Jaccottet à partir des œuvres
des poètes d'expression française et des poètes européens du XXe
siècle -"Une constellation tout près" et
D'autres astres, plus loin, épars,
publiées en 2002 et 2005 - deviendront pour tout lecteur de poésie une
référence infiniment précieuse. Ces deux ouvrages rigoureusement
irremplaçables, il faut également les imputer à l'audace et à l'opiniâtreté de
Rodari. Dans la postface qu'il rédigea pour le premier, il raconte comment
s'ébaucha l'idée de cette publication : « Quand Philippe Jaccottet me
parla, un soir d'été, de son activité "énorme et inutile" du
printemps, qui avait été dédiée à relire toute la poésie française de son
siècle afin de s'en constituer une anthologie à usage personnel, je ne réagis
pas immédiatement. Mais deux nuits plus tard, l'évidence me secoua au beau
milieu de mon sommeil : rarement projet d'édition m'apparut plus fertile. Non
pas que cette sélection dictée par un besoin intime s'entende à valider des
certitudes, mais parce qu'un poète, et l'un des plus attentifs à ce qui s'était
écrit au cours de plusieurs décennies contradictoires, se donnait les moyens
d'appeler ses pairs à son chevet, en leur demandant de faire retentir en
quelques pages le chant incomparable de leurs voix. Témoignage inestimable
d'une vie consacrée à écouter, à découvrir, à défendre et à juger avec passion
et exigence la poésie en train de se faire ».
Historien d'art et commissaire
d'exposition.
Bien soutenues par le CNL en France et par les institutions suisses - les
archives littéraires suisses de Berne, la Fondation Hans Wilsdorf, le musée
Jenisch de Vevey, la Fondation Leenards, la Fondation Schiller, la société
Vaudoise des Beaux-Arts - les éditions de La Dogana dont les exercices
financiers ont cessé d'être déficitaires depuis quelques années, ne pouvaient
pas être une source de revenu pour Florian Rodari dont la vie professionnelle
connut plusieurs cheminements. Dans la foulée de son travail au Cabinet des
Estampes de Genève, il fut nommé en 1979 directeur du musée de l'Elysée à Lausanne. Il y travailla
pendant quatre ans, il organisa plus de 22 expositions durant ce bref laps de
temps. « Les surcharges et les tracas administratifs » ainsi qu'un
profond désir de liberté le conduisirent à quitter ce poste pour mieux se
consacrer à l'écriture et à la critique d'art.
Les éditions Albert Skira lui ouvrirent de nouvelles voies. Commande lui fut
adressée pour un livre de synthèse à propos du Collage au vingtième siècle.
Consacré aux Papiers collés, papiers déchirés, papiers découpés de Beuys,
Braque, Sonia Delaunay, Duchamp, Max Ernst, Juan Gris, Raymond Hains, Jiri
Kolar, Matisse, Picasso, Schwitters, cet ouvrage publié en 1983 à Genève chez
Skira et à New York chez Rizzoli, amena un changement important de la situation
de Florian Rodari : les proches de Rosabianca Skira-Venturi « s'étaient
aperçus que je savais fabriquer des livres, je suis devenu directeur de
collection. »
Il réalisera plusieurs ouvrages comme directeur de collection, Le journal du mouvement Dada, une
magnifique monographie sur Seurat confiée à son ami Alain Madeleine-Perdrillat,
un ouvrage sur les rapports entre musique et peinture de Jean-Yves Bosseur. Il
participera à la création d'une collection de livres pour enfants dont il fut
l'auteur pour plusieurs livres : Un
dimanche avec Picasso (1991), Un
dimanche avec Vélasquez (1992) ainsi qu'Un
dimanche avec Matisse (1993). L'année suivante, il publie en compagnie
d'Yves Bonnefoy une monographie à propos de Gérard
de Palézieux, un ouvrage dont les derniers exemplaires sont disponibles sur
le site de La Dogana. Après l'abandon des éditions Skira en Suisse, il gagne sa
vie en publiant des textes dans des catalogues édités par le Centre Pompidou
(sur "Balthus" en 1984, "Bram Van Velde" en 1989,
"Giacometti" en 2001) et des préfaces pour des galeries prestigieuses
comme celles d'Heinz Berggruen, Louis Carré, Jan Krugier et
A compter de 1996, il devient le commissaire de grandes expositions
internationales. Avec l'appui de Maxime Préaud et de Michel Pastoureau, Florian
Rodari qu'il faut considérer comme l'un des meilleurs spécialistes de la
gravure ancienne et contemporaine, présente en février 1996, rue de Richelieu,
dans la Galerie Mazarine de la Bibliothèque nationale de France, « Anatomie de la couleur », une
exposition qui traite de l'invention de la gravure en couleur. Deux années plus
tard, il montre au Drawing Center de
New York une exposition à propos des dessins de Victor Hugo, "Shadows of a
hand". En l'an 2000, il publie à New York L'homme de plume, un essai inclus dans le catalogue de son
exposition "Untitled
passages, Henri Michaux". En 2007, Rodari relance ses recherches sur
Victor Hugo dessinateur (7) et assure avec le concours du musée de la Place des
Vosges le commissariat de l'exposition "L'esprit
de la lettre". En 2008, la Fondation de l'Hermitage à Lausanne
programme dans la même lignée, "Dessins visionnaires", une exposition
qui souligne les affinités des avant-gardes avec les audaces graphiques de
l'auteur des Travailleurs de la mer .
Le souvenir de Jean Planque, "De Cézanne à Dubuffet, "De Degas à
Picasso".
La chronologie ne peut pas être constamment respectée lorsqu'on tente d'évoquer
l'entrelacement, les bifurcations et la cohérence d'activités multiples. Parmi
les amitiés de Florian Rodari, il y eut aussi le grand collectionneur Jean
Planque (1910-1998) le conseiller et le courtier de la galerie Beyeler
jusqu'en 1972 : c'était également l'oncle de sa compagne, Maryam Ansari. Au
lendemain du décès de Jean Planque, survenu le 27 août 1998, conformément aux vœux
de son ami, Florian Rodari devient le conservateur de cette collection qui
renferme outre deux aquarelles de Cézanne, quinze tableaux de Dubuffet et
quatorze de Picasso, une éblouissante série de chefs d'Oeuvre d'Aloïse, Auberjonois,
Bissière, Bonnard, Braque, Clavé, Robert et Sonia Delaunay, Dufy, Sam Françis,
Simon Hantaï, Alexandre Hollan, Paul Klee, Henri Laurens, Michaux, Claude
Monet, Odilon Redon, Georges Rouault, Louis Soutter, Nicolas de Staël, Mark
Tobey et Raoul Ubac.
Cette responsabilité de conservateur de la Fondation Jean et Suzanne Planque
implique beaucoup d'administration, de fréquents déplacements et l'organisation
des expositions de la collection qui constitue une mission permanente. Au cours
des dix dernières années, les tableaux de la collection Jean Planque ont connu
d'étonnantes itinérances, ils furent transportés et montrés dans treize musées
ou grands lieux d'exposition européens.
Les tableaux de la Fondation Jean Planque furent tout d'abord exposés en 2001 à
Lausanne, à la Fondation de
l'Hermitage, puis au Kuntzmuseum de Wintertour ; l'année suivante, la
collection est présentée au musée Cantini de Marseille ainsi qu'au musée
Picasso de Barcelone. En 2003 à la Salle Saint Jean de l'Hôtel de Ville de
Paris, puis à Bruxelles et Wuppertal. En 2007, ils étaient accueillis par la
Fondation La Caixa de Barcelone, en 2009 au Graphikmuseum Picasso de Munster.
On peut les contempler jusqu'au 24 octobre 2010, au musée
Fernet Branca de Saint Louis, dans le Haut-Rhin, non loin de Bâle. De
nouvelles éditions de leur catalogue, tout d'abord publié en 2001 chez Hazan
(8), ont vu le jour en allemand, en italien, en espagnol et en catalan.
A voix nues, des poèmes de Florian
Rodari et des gravures de Claude Garache.
Écrire des préfaces et des livres d'art, s'occuper d'édition et organiser
des expositions (9), tout cela n'a jamais éloigné Florian Rodari de son souci
premier, l'écriture poétique. Ses débuts dans ce domaine remontent à 1974
lorsqu'il fit paraître dans la petite collection de Payot/ Lausanne de Jean
Hutter son premier recueil, Métamorphoses
d'une crête. Trois années plus tard, il publiait dans la même collection
une traduction d'Alexandra
Pizarnik, L'enfer musical.
Par la suite, de grandes plages de silence survinrent, quelquefois interrompues
par des publications en revue. Les éditions de la revue "Conférence" publient
cet automne une suite de poèmes de Florian Rodari, "A voix nues"
: « des textes écrits après l'audition des chants que les femmes des
Iles Salomon chantent à deux voix pour bercer leurs enfants ou pleurer leurs
morts », un ouvrage tiré à quatre-vingt exemplaires, accompagné par deux
gravures et une eau-forte de Claude Garache.
La présentation de cet ouvrage fraîchement sorti des presses de l'Imprimerie
Nationale s'effectuera lundi 11 octobre 2010, à partir de 18 h 30, en présence
de l'auteur et du graveur, à l'occasion d'une exposition de gravures de Claude
Garache, dans la galerie du 30 de la rue du Puits Neuf, Aix-en-Provence. Comme
l'écrivait Florian Rodari dans le texte qu'il avait rédigé voici deux ans à
propos de l'œuvre d'Anne-Marie Jaccottet : « il faut parfois toute une vie
pour qu'un vers résonne, ou qu'une image réponde ».
par Alain Paire
Photos
•Jean Starobinski et Florian Rodari, enregistrement d'une
émission de TV, novembre 1986, Genève.
•Philippe Jaccottet et Florian Rodari
(1) A propos des
éditions Mermod, cf le texte que Rodari a confié en 2008 à Amaury Nauroy pour le
quatrième cahier de la revue "Trajectoires", pages
142 / 144.
(2) Quelques indications à propos des quatre
autres membres du comité de rédaction de la RBL. Décédé le 21 janvier 2000,
Pierre-Yves Balavoine fut davantage l'administrateur et l'imprimeur de la
revue. Né au Caire, John E. Jackson est poète, traducteur, essayiste et
professeur à l'université de Berne, ses livres sont édités au Mercure de
France, chez Unes ou bien par José Corti. Né à Lausanne en 1940, Pierre-Alain
Tâche est poète, ses recueils sont édités chez L'Age d'homme, Payot, Bertil
Galland, La Pierre d'Alun, Empreintes et La Dogana. "L'air des hautbois",
son premier livre en prose a été publié en 2010 aux éditions Zoé,
Né à Hambourg en 1943, Rainer Michael Mason est historien d'art et conservateur
de musée. Il fut le responsable de l'exposition qui célébra en 1996 au musée
Rath de Genève le centenaire de Bram Van Velde. En 2010 il assurait en
compagnie de Sylvie Ramond le commissariat de l'exposition Bram et Geer Van Velde présentée
au musée des Beaux-Arts de Lyon.
Parmi les réalisations du comité de rédaction qui prit la succession en 1988 (Olivier Beetschen, Mathilde Visher, Anne-Claude Lang, Arnaud Buschs) on mentionnera des
cahiers de la RBL consacrés à Jean Roudaut, Vladimir Holan (1991), Anna
Akhmatova (1996), Pierre Chappuis (1999).
Pour d'autres précisions, cf l'article de Pierre-Alain Tâche, «La Revue de
Belles-Lettres de 1960 à nos jours», in Deux siècles en rouge et vert, éd. R.
Francillon et al., 2006, 33-44. Cf également l'étude de José-Flore Tappy,
"Paroles en migration dans la Revue de Belles-Lettres" in L'écrivain
et son traducteur en Suisse et en Europe, éd. Zoé, 1998, p 214 ss, ouvrage
collectif sous la direction de Marion Graf.
(3) Cf à ce propos,
reprenant pour partie ce que furent les cours de littérature de Genève, les
entretiens qu'Yves Bonnefoy avait donnés en 1972 pour la Radio de Suisse
Romande à Bernard Falciola, transcription reprise dans le
volume Entretiens sur la poésie, éditions du Mercure de France, 1990.
(4) La Traverse, une revue de poésie trop
mal connue (1969-1974), dirigée par Paul de Roux.
(5) A propos de la
place relativement restreinte de la peinture et des arts plastiques dans
l'oeuvre de Jaccottet, cf dans le cahier "Philippe Jaccottet" publié
aux éditions du Temps qu'il fait, (Cahier 14, Cognac, 2001) l'article d'Alain
Madeleine-Perdrillat.
(6) Cf "Blason de
générosité", par F. Rodari en hommage à Michel et Loukie Rossier,
publication de l'asssociation Arts et Lettres, Vevey, 2002, textes de Bernard
Blatter, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Nicole
Hirsch-Klopfenstein,
(7) Cf aux éditions Urdla,
l'essai de F. Rodari publié en 2007 "Victor Hugo, précurseur a posteriori".
(8) Le catalogue de la Fondation Jean et Suzanne Planque s'ouvre sur un texte
de Florian Rodari "le roman d'un collectionneur", articles de Nicolas
Cendo, Jean-François Jaeger, Alain Madeleine-Perdrillat, Isabelle
Monod-Fontaine, Maria Teresa Ocana, Jacqueline Porret-Fortel, Claudine Planque,
Mousse Reymond-Rivier, Didier Schwarz, Claire Stoullig, et Bernard Wyder.
(9) Cet article n'a
pas souci d'exhaustivité. Il faudrait évoquer d'autres activités de Florian
Rodari, par ailleurs conservateur de la collection d'estampes de la Fondation William Cuendet et Atelier de Saint-Prex, déposée
au musée Jenish de Vevey. On pourrait aussi mentionner l'avenir immédiat de la
Fondation Jean Planque qui, c'est presque officiel, devrait trouver un lieu
permanent d'exposition dans le sud de la France.
Membre du bureau de la Donation Jacques-Henri Lartigue,
Rodari est à Barcelone le commissaire d'une importante exposition de
photographies "Lartigue / un monde flottant". Cette exposition
soutenue par la Fondation Caixa sera de nouveau inaugurée en octobre à Palma de
Majorque avant d'être présentée à Madrid.
Parmi ses autres publications, un "Fragonard" publié chez Herscher
(1994), un essai "L'oeil du chasseur" et l'établissement d'une
biographie pour "Tal-Coat devant l'image" (1997, catalogue Musée
Rath de Genève, musées de Colmar et d'Antibes).
En 2010, à côté des "Entretiens avec Claude Garache",
un ouvrage collectif des éditions Hazan, Rodari publiera avec l'appui de Jean-François Barielle une
monographie à propos de l'un des grands amis de Jean Planque, le sculpteur
Kosta Alex (1925-2005) ainsi qu'un essai sur les photographies de Jacques
Berthet. Autre projet de publication, aux éditions URDLA
(Centre international du livre et de l'estampe) à Villeurbanne,
"Giacometti, l'ajusteur".