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Des hommes et des dieux… sans compter l’ennui !

Publié le 12 septembre 2010 par Cdsonline

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“Il y a le visible et l’invisible. Si vous ne filmez que le visible, c’est un téléfilm que vous faites."
Jean-Luc Godard

Auréolé, encensé, consacré par la dithyrambe médiatique unanime, comment aurais-je pu résister à la tentation de me faire une idée par moi-même en me précipitant dans le cinéma le plus proche? 

Prosternation? 

Consternation!

À part quelques scènes sur lesquelles nous reviendrons, le film sonne si faux qu'il n'y a nul besoin d'attendre la fin (connue) pour se sentir taraudé par la lancinante question: pourquoi?

Comment une écriture aussi chiche, un film sans rythme, long comme un jour sans pain (béni), ennuyeux comme un dimanche pluvieux de novembre, un film où les acteurs jouent faux les trois-quarts du temps, un film où l'image est privée de toute profondeur, un film visiblement réalisé sans aucune sensibilté véritable a t-il pu provoquer cette sainte médiatique unanimité?

Première réponse qui vient à l'esprit: il a été fait pour les journalistes.

Déjà pré-critiqué, calibré, dégagé de toute aspérité, ortho-médiatisé: total-merchandisé! L'une des scènes les plus navrantes n'est-elle pas celle où l'édile local, comme preuve ultime de son argumentation sur l'insécurité, sort de son tiroir… le journal du coin dont il brandit la une, catastrophiste à souhait, à la face médusée de nos deux prêtres compassés?

"Hongrois rêvé(r)" comme l'on se prendrait à dire, parfois, dans les parages du palais de l'Élysée…

Alors quoi? C'est parce que le film est "tiré d'une histoire vraie" (pour le dire en langage laxiste)? L'une de ces monstrueuses histoires dont les médias raffolent, faits-divers absolument abominables, mais seuls désormais susceptibles (à part quelques matchs de foot) de donner à une communauté linguistique (qu'on n'appelle plus nation) l'illusion de sa cohésion, sur le seul mode de l'indignation?
Et depuis quand le cinéma devrait-il être la continuation du journal de 20h par d'autres moyens, je vous prie? C'est pas depuis que les télés financent les films tout de même? Ah si!?!… Oui mais David Lynch, Pedro Almodovar, Lars von Trier, etc. eux aussi sont aussi financés par des télés, non?
Oh mais eux, ce sont des artistes!
C'est sûr que réalisé par un artiste, c'est à dire un qui a une vision, on aurait peut-être pu voir un vrai film plutôt que "La ferme aux célébrités joue (sans y croire) au(x) curé(s)".

Bon, d'un autre côté on peut les comprendre ces gens des médias hein! Ils se sentent un peu investis du rôle de notre surmoi désormais. Menace terroriste, toussa toussa, faut a–pai–ser. Instaurer, faire régner la paix entre les communautés. Que la bien-pensance coule à flots, et sans faire de vagues s'il vous plaît! Tout doit être présenté comme les télés passent leur temps à vouloir le montrer: d'un côté hypeeeeeeer-dangereux-violent-fou, de l'autre dégoulinant de bons sentiments, un monde si simple — pour peu qu'on ait fait le bon choix! Un monde sans sujets clivés, divisés, transcendants, un monde sans destin, un monde au fond si transparent à soi-même qu'on se demande toujours comment de telles horreurs peuvent encore arriver.

Le film n'y va pas avec le dos du calice pour montrer que les curés sont des trumains, plus zumains z'encore qu'on aurait pu l'imaginer (y en a même un qui dit à l'autre "Va te faire foutre!" Dingue, non?) On vous le dit, de bien braves gars qui z'ont tout fait pour s'intégrer, et je te montre le Coran par ci, et je te le cite par là, et je t'écris de l'arabe par-ci par-là, mon z'ami… Dans un accès poétique digne de Djamel Mazouz, la villageoise lance même un sonnant "Vous êtes la branche et nous les oiseaux!" aux moines sur le point de s'égayer…
Alors bien sûr, en vrai, c'était sûrement des hommes bien, ces malheureux moines ! Ils étaient probablement cultivés, et leur âme orientée vers le service des humbles — comme le prône leur communauté — les avait vraisemblablement amenés à s'intéresser au Coran et apprendre l'Arabe… Là n'est pas le problème. Le problème est dans la façon dont le film re-présente leur dernière époché, ce qu'il met en scène, précisément, de leur destinée…

Une des rares scènes correctement jouée par exemple, c'est celle où le père Christian reçoit pour la première fois la visite des islamistes. Entre la fermeté de ses convictions préalables, et sa brutale convocation dans le réel à devoir exprimer sa position, soudain quelque chose passe… L'émotion est rendue, pendant un bref moment une "petite vérité" étincelle… On en sera d'autant plus frustré que pendant pratiquement tout le reste du film, Lambert Wilson n'est pas le père Christian, mais Lambert Wilson en train de jouer au père Christian.  Comme Michael Lonsdale avec ses préciosités, ses chochoteries et ses airs patelins à la Michael Lonsdale qui fait du Michael Lonsdale… Et les autres acteurs! Tout sonne si faux (à part Amédée — dont on se demande si c'est un acteur ou un vrai moine…) que ce n'est pas un problème de comédiens, c'est forcément un problème d'écriture…

Une piste intéressante du film, malheureusement inexplorée, c'est le caractère inquiétant, menaçant des représentants officiels de l'armée elle-même, qui font à ce point pendant aux islamistes, qu'on se demande bien si ce ne sont pas eux, en vérité, qui ont massacré les moines…
Cette "identité spéculative" des "opposés" reste cependant sans incidence directe sur la (platitude de la) narration. Elle aurait pu déployer son minimum de subversion — conférant ainsi un brin d'épaisseur au film ! — à condition de faire écho à un "autre" clivage, interne cette fois, celui entre la peur et la foi, le combat intime vécu par chacun des moines…  Et c'est bien là l'échec patent de ce film, son incapacité à traiter son sujet de manière convaincante, d'où l'ennui mortel qui en résulte…

Alors bien sûr, c'est ce qu'il a essayé de faire, le réalisateur, de montrer le doute, l'effroi, les résolutions, etc… mais pourquoi est-ce si peu convaincant? Pourquoi "ça ne marche pas" pour le dire de manière triviale?

Mon hypothèse est que, dans le but de complaire à un public déjà pré-conquis, formaté par les journaux télévisés et les médias (le fait-divers dont il est tiré avait provoqué une immense vague d'émotion à l'époque…) le film dans son écriture évite le sujet-même qu'il était sensé aborder ("Des hommes et des dieux"!) en ne ménageant notamment aucune place à la différence cruciale entre la croyance et la foi. Ce qui évite au réalisateur de se colleter à bon nombre de questions corollaires embarassantes, pourtant inévitables vu le sujet; quid du fait religieux aujourd'hui? Pourquoi encore des religions? Et des religieux? Qu'est ce que la Chrétienté? L'Islam? Quels rapports des religions entres elles? Et avec les "civils"? etc.
De facto, par manque de structure, de sérieux, d'observation et d'imagination, le film tombe dans le premier panneau narratif venu, la facilité d'une fatale confusion entre sacrifice et martyr

Il faut reconnaître qu'en ces temps de cynisme triomphant et d'incroyance auto-proclamée, le défi était difficile à relever, non seulement il eût fallu une âme d'artiste pour réaliser un film sur un tel sujet, mais encore être inspiré! Il y a par les temps qui courent des notions délicates à aborder, n'est pas Rosselini ou Pasolini qui veut.

ATTENTION: PSYCHANALYSE INSIDE Afin d'essayer de comprendre pourquoi ce film est à mon sens raté, n'arrivant pas à s'élever au dessus des considérations médiatico-journalistiques sur la mort, la vie, le sacré, le destin, etc. pardonne-moi lectrice-lecteur-mon-amour ayant déjà fait preuve de courage, de patience et de curiosité pour me suivre jusque là, de faire un petit détour par la théorie psychanalytique…

"Des hommes et des dieux" étant censé imaginer les derniers jours de ces moines de Tibéhirine — et donc la mise à l'épreuve de leur engagement existentiel à l'approche d'une mort annoncée —  il n'est sûrement pas superflu de questionner le rapport de la croyance à la religion, mais aussi comment fonctionne la croyance en dehors du champ du religieux… Surtout à une époque où l'on semble accorder plus de crédit à Google, aux médias et à son GPS qu'à la parole de l'autre… tout en déniant toute croyance en quoi que ce soit, en la faisant porter sur l'Autre (cf. Die Illusionen der anderen: Über das Lustprinzip in der Kultur: "Les illusions des autres, Par-delà le principe de plaisir dans la culture", du philosophe autrichien Robert Pfaller)

La structure de la croyance a été mise à jour par Freud, immédiatement relayé par Lacan: c'est la clinique de la paranoïa qui en a dévoilé le mode opératoire. Non pas dans le sens attendu, le bon sens commun, naïf, qui laisserait accroire que c'est le paranoïaque qui est totalement pris dans la croyance (il entend des voix, il a des certitudes, croit qu'il est persécuté, etc.) tandis que nous, les névrosés, échapperions à ce curieux phénomène de la croyance, voire pourrions être athées… Illusions que tout cela. Car c'est précisément le contraire qui est vrai. D'ailleurs Lacan disait «Je mets au défi chacun d'entre vous que je ne lui prouve pas qu'il croit à l'existence de Dieu» et démontrait qu'il était réservé seulement à une poignée de théologiens de prétendre à l'athéisme. Car pour le paranoïaque, c'est bien de la souffrance d'une incroyance primordiale qu'il s'agit : "ce premier étranger par rapport à quoi, le sujet a à se référer d'abord, le paranoïaque n'y croit pas"…

Et Lacan d'insister: "l'attitude radicale du paranoïaque telle que Freud la désigne, intéresse le mode le plus profond de l'homme à la réalité, à savoir ce qui s'articule comme la foi." Du Glauben allemand, Lacan distingue foi et croyance. La croyance se rangeant du côté de l'imaginaire (crédulité, illusions…) alors que la foi rend compte du registre symbolique, indispensable à la constitution du sujet (il faut bien commencer par croire un minimum à ce qu'on dit — et ce qu'on entend — lorsqu'on est enfant, pas tant le "signifié" du dit, mais le dire lui-même, la parole dont je suis le sujet comme vecteur d'une possible vérité; sinon nous ne serions tout simplement pas des êtres parlants, des parlêtres pour Lacan.

Mais revenons à nos moutons… Ainsi, le crédit accordé à la parole, une croyance minimale indispensable étant constitutive de l'être humain, la question qui se pose est: que veut dire croire? À quoi croyez-vous? Un fou de dieu qui va se faire sauter avec un avion croit-il vraiment que soixante-dix vierges l'attendent au paradis d'Allah? À quoi un chrétien croit-il au juste?  Rappelons que l'Unglauben ou incroyance du paranoïaque, appelée aussi par Freud Versagen des Glaubens ; refus, retrait, déni de croyance, c'est tout autre chose que le doute! Et que nos braves curés soient amenés à douter, quoi de plus normal? Le doute n'entre pas en contradiction avec la foi, il en est le corollaire.

Si le film échoue à ce point, c'est qu'il finit par faire passer tous ces moines (même Frère Luc (Michael Lonsdale) qui s'annonçait pourtant comme "l'homme libre") pour autant de victimes sacrificielles, englouties dans le brouillard neigeux qui les efface… Le propos du film, c'est que ce "sacrifice" n'est pas sans contrepartie, il repose sur le bon vieux fantasme narcissique de se survivre à soi-même, pour jouir sous la forme d'un regard désincarné (des médias) du spectacle de sa propre mort (la voix off du Père Christian à la fin).
Non content de trahir la mémoire de ces prêtres, ce film trahit donc le cinéma par projection d'une incroyable incompétence esthétique dans le domaine de l'art, qui reste la seule discipline encore susceptible de ménager la place du vide, le lieu privilégié de la question, de la transcendance, de l'Autre.
Fût cette place vide occupée temporairement par des excréments ou des cadavres en décomposition, comme c'est de plus en plus souvent le cas dans l'art contemporain. Le non-sens étant strictement corrélatif à l'advenue possible du sens.
Ce film de nous donne donc rien à voir de ce qu'il promet, des hommes ni des dieux, mais le morceau de musique choisi pour la circonstance, résonnant avec l'ultra-médiatisation de sa sortie, ne laisse planer aucun doute quant à son message: c'est la mort du signe.


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