Exergues

Publié le 10 septembre 2010 par Urobepi

J’ai toujours été fasciné par les exergues (ou épigraphes)¹, ces fragments de citations que l’auteur épingle sur l’une des pages liminaires de son roman et dont il attend en général qu’elles éclairent l’ensemble de l’œuvre qui va suivre. Parfois le rapport saute aux yeux. Ainsi, on ne s’étonnera pas que le plus récent roman d’Éric Orsenna, L’entreprise des Indes, qui mets en scène Bartholomé Colomb (le frère de l’autre), s’ouvre sur une citation de l’illustre découvreur:

Alberto Manguel, dans Une histoire de la lecture, pousse le concept de l’adéquation parfaite entre l’exergue et l’œuvre à son extrême limite, en reprenant les mots exacts du titre dans l’une de ses citations:

Idem de Céline dans Voyage au bout de la nuit:

Lorsque John Irving, pose en épigraphe les deux premières pierres de son roman L’Oeuvre de Dieu, la part du Diable, il définit en quelque sorte le territoire qu’il entend occuper:

Et pour les petits malins qui estiment que la 2e citation d’Irving n’est qu’un leurre fabriqué de toutes pièces par l’auteur, je précise que le Dr Boldt a publié en 1906 un article sur la chirurgie des ovaires dans le ‘Journal of American Medical Association’. Le doute persiste? googlelez-le…

Parfois, la citation, tirée d’un fait divers dont s’est inspiré le romancier est judicieusement disposée en exergue pour renforcer, chez le lecteur, le sentiment de confiance en la véracité de l’histoire, même si le seul lien qui existe entre un évènement réel et sa transposition romanesque se limite souvent à ces quelques mots. Les minutes de la Société de géographie que cite Michael Ondatje dans L’Homme flambé (Le Patient anglais) ont toutes les apparences de la vérité:

Parfois l’accumulation de citations, loin d’éclairer le sens de l’œuvre, nous embrouille davantage. Sa fonction se limite alors à nous rassurer quant à l’étendue de l’érudition de l’auteur.

(Carlos Fuentes dans Terra Nostra)

Parfois encore, l’exergue parait avoir été simplement été posée là pour la seule raison qu’elle fait joli, dans un geste qui tient plus de la préoccupation esthétique que de la volonté de produire du sens. L’effet ressenti peut alors relever tant de la renommée de l’auteur cité:

(Josée Carlos Somoza dans La théorie des cordes)

(Paolo Giordano dans La solitude des nombres premiers):

que de l’étonnement provoqué par la citation elle-même:

(Daniel Pennac dans La petite marchande de prose)

Il y a aussi la citation philosophique dont la profondeur est dissimulée sous l’apparence de la simplicité:

(Hubert Aquin dans Neige noire)

(José Saramago dans Le voyage de l’éléphant)

La citation latine peut également être du plus bel effet, surtout lorsqu’elle n’est pas traduite et qu’elle ne peut plus guère être entendue que par une élite qui s’amenuise. Ainsi de la maxime (vraisemblablement apocryphe) qui apparait en exergue des Mémoires de Casanova et qui n’est ni traduite ni attribuée:

Apparemment, ici la négligence de l’auteur à citer ses sources repose sur le fait qu’il prête au lecteur la culture nécessaire pour, non seulement comprendre d’emblée le sens du texte, mais également en déterminer aisément la paternité.

Pour ma part, j’ai toujours rêvé d’inscrire la citation suivante en exergue du roman que je n’écrirai sans doute jamais:

Quelqu’un peut me dire (sans l’aide d’un moteur de recherche) la provenance de cette citation? Allez, on ne triche pas…

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Voir également sur ce sujet le site Épigraphes de Gilles G. Jobin qui recense près de 4000 épigraphes provenant de 1125 œuvres.

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(1) Personnellement, je préfère le terme ‘exergue’ au terme ‘épigraphe’ qui me semble moins usité et que je ne peux m’empêcher d’associer mentalement à d’autres mots (comme ‘épine’ ou ‘épitaphe’) dont le sens négatif me rebute. Cependant, selon le portail lexicographique du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicographiques (CTRL) citant Colin, cet emploi serait erroné:

Rem. L’emploi fig., non attesté par Ac., est condamné par certains lexicographes qui recommandent l’emploi d’épigraphe. Ainsi Colin 1971 : ,,Cet emploi, que les plus récents dict. « (Rob., Lar.) semblent autoriser, n’est pas à recommander. C’est une confusion avec épigraphe, qui désigne une « citation placée en tête d’un chapitre, d’un livre, sur le fronton d’un temple, etc.« 

Cette opinion est également partagée par Grevisse (Le Bon usage, 10e édition, 1975, 156-8), qui mentionne:

(…) Exergue s’emploie assez souvent, de nos jours, pour désigner une inscription, une courte sentence, une citation mise en tête d’un livre, d’un chapitre,  d’un ouvrage: le mot prend ainsi, par abus, le sens d’épigraphe (…)

En passant, je ne saurais trop vous recommander l’usage du portail du CTRL (http://www.cnrtl.fr/definition/). C’est une mine extraordinaire d’informations sur la langue française.

(2) « c’est ne connaître rien que ne pas se connaître soi-même » (http://fr.wikiquote.org/wiki/Giacomo_Casanova#cite_ref-0)