Dans l’ombre se terre la folie

Publié le 12 septembre 2010 par Alarecherchedeslettresperdues
« Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'on croit. » François de La Rochefoucauld
Dans la Distribution des lumières (Flammarion, août 2010), Stéphanie Hochet entrouvre les portes de la folie, entraînant ses personnages comme ses lecteurs aux confins de l'inconscient.
Avant-propos
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une courte présentation du roman s'impose. Aurèle, une adolescente écorchée vive, tombe amoureuse d’Anna, son professeur de musique. En manipulant son frère Jérôme, un « débile », réceptacle idéal de ses fantasmes, Aurèle choisit de vivre sa passion par procuration. Car Anna n'est pas accessible, Anna a un amant, Pasquale, un intellectuel italien qui, révolté par la politique de Berlusconi, s'est volontairement exilé en France. Écrite à quatre voix (Aurèle, Jérôme, Pasquale et le narrateur), l’histoire se déroule de nos jours dans une sordide banlieue lyonnaise, « dans une HLM proche de la gare » où l'« on vit comme des poules en cage », où de sa fenêtre, on aperçoit « un autre bâtiment semblable » (p33), et où un jour comme un autre, on retrouve la dépouille sanglante d’une adolescente du quartier.

La folie des uns illumine celle des autres
Au fil du récit, les différents personnages deviennent la proie d’actions insensées, de désirs contradictoires, de peurs viscérales ; un à un, chacun à sa manière, ils basculeront dans une sorte de folie latente qui les mènera, dans tous les cas, à une forme d’auto-destruction. 
Pasquale, de l’ultra-sensibilité au sacrifice christique« Plus l'amour est parfait, plus la folie est grande et le bonheur sensible. » Didier Erasme 
Une douloureuse sensibilité
Pascale est un intellectuel doté d'une grande sensibilité, qui refuse de vivre plus longtemps dans l'Italie de Berlusconi : 
[Pasquale : Mais ce nouveau riche a su s'adresser à la partie vile des Italiens, ce n'est pas à leur esprit qu'il a parlé, c'est à leurs pulsions, aux instincts les plus médiocres, aux envies qui travaillent dans le sous-sol des consciences, au ventre plutôt qu'au cerveau. Il a fait appel à leur goût de l'argent, de la puissance, au désir de vengeance, il a ravivé leurs rêves infantiles, il leur a fait peur et s'est autoproclamé leur protecteur. (p14)] 
Mais Pasquale est aussi lâche que lucide ; face au choix des électeurs, qui ont choisi un « type enflé de contradictions » qui fait « fantasmer » son « peuple qui n'ose pas vouloir autre chose que ce que Son Éminence désire pour elle-même », il baisse les bras et prend  la décision la plus radicale qui soit : s'exiler de son pays. Ce faisant, il quitte la femme qu’il aime et abandonne toute lutte politique contre ce qui « ne vaut guère mieux que la peste brune » (p15). Pasquale ne voit pas d'autre issue ; survivre, c'est aussi fuir le mal. 
La tentation de la dépression
En s’accusant d’un crime qu’il n’a pas commis, Pasquale perd tout : sa femme restée en Italie, la possibilité de s’engager réellement dans la lutte contre une politique qu’il exècre (comment s’opposer à Berlusconi derrière les grilles d’une prison ?), la richesse culturelle à laquelle il n'aura plus accès... Et cela va encore beaucoup plus loin, puisqu’il s’accuse du meurtre de l’être aimé, celui-là même qui lui donne le goût de vivre : 
[(Pasquale) Je suis obsédé par le cadavre de mon amour qui me tend les bras, des bras de morte aimante que j'aime tout autant que ses bras de vivante (p151)] 
En assumant ce terrible mensonge, il renonce à la vie elle-même ; une façon comme une autre de se détruire, en cédant à la dépression :
[(Pasquale) J'ai cessé de me nourrir (...) rapidement, je n'ai plus éprouvé de haine pour ces enfants, je ne ressens plus rien (p152)] 
[ce corps qui grâce au jeûne était en train de devenir un légume déshydraté, qui fabriquait se propre drogue délirante ne supporte pas d'être nourri : je déprime. (p160)]
Mais pourquoi Pasquale se laisse-t-il accuser alors qu'il est innocent ? 
Le sacrifice salvateur
« On peut se sacrifier pour ses propres idées, mais pas pour la folie des autres. » Stefan Zweig
Lorsque Pasquale comprend qu’il est l’instrument d’« enfants maléfiques » (p151), de cette « infâme gamine », « le cerveau » qui commande à l' « attardé mental », « son sbire » (p150), il accepte son sort avec résignation :  
[(Pasquale) Peut-être qu'aux yeux de la morale, il est plus naturel de m'accuser que de reconnaître la responsabilité des enfants. Les enfants sont le sel de la terre. On n'enlève pas au sel le goût du sel, sinon que resterait-il pour saler ? (p162)].

Stéphanie Hochet, dans la Distribution des Lumières comme dans l’Apocalypse selon Embrun ou Je ne connais pas ma force, à l’instar d’Henry James dans le Tour d’écrou, offre à son personnage la clairvoyance, terrible et dramatique ; Pasquale n’est pas dupe. Les enfants, naturellement, ne sont ni bons ni mauvais ; potentiellement, ils sont donc bons ou mauvais.
Quand Pasquale se sacrifie pour les enfants, il reprend le flambeau du Christ qui a offert sa vie pour sauver l’humanité, en se laissant accuser et crucifier sans se défendre, pour la seule rédemption du péché originel : 
[(Pascale) : J'aurais dû voir plus loin que l'Italie. Parler du berlusconisme dans le monde, de la loi du plus fort et de la fin de la civilisation. Il n'y a rien de plus important que la protection de la jeunesse. Puisque j'ai honte de n'avoir jamais agi, de n'être qu'un individualiste au service de son discours, je mets un terme à ce que j'étais. Je vais m'accuser de ce meurtre. Je le ferai pour la meilleures des causes (p166)]. 
Mais cela ne rendra pas l’humanité meilleure ; là où il échoue (Aurèle dira : « Le crétin ! Il n'a eu que ce qu'il méritait » (p185)), le Christ avait échoué des milliers d'années auparavant. Si Pasquale en est tout à fait conscient, il sait également que la profonde culpabilité qui le ronge entre en grand part dans sa décision.
Jérôme, de la débilité aux hallucinations punitives« Quelle pitié que les fous ne puissent parler avec sagesse des folies que font les sages ! » William Shakespeare
Idiot ou dément, la société ne fait pas de distinction ; elle se défie de l’un comme de l’autre. Innocent parce que débile ou dangereux parce que débile ?
L’anormalité, le grand inconnu 

De par son handicap, Jérôme naît sur une corde raide : il n’est ni fou ni sain d’esprit. Sa vision du monde, fragmentée, instinctive et sensorielle, échappe à toute analyse d’une société qui, du fin fond de sa normalité, ne cherche pas à comprendre ce qui ne rentre pas dans les cases :
[L'anomalie dont souffrait Jérôme n'avait jamais été diagnostiquée. Ses traits rappelaient ceux d'un mongoliens bien qu'il ne fût pas atteint de trisomie 21, il s'en rapprochait simplement (p167)]
[(…) on remarqua des distorsions dans sa façon de percevoir les choses (p167)]
[(Aurèle) il a besoin de quelqu'un qui l'aide à chasser les brumes de son cerveau (p 43)]
L'appréhension du monde qu'a Jérôme, directe et poétique, sensitive et primitive  : 
[(Jérôme) On n'attrape pas la lumière. Les cheveux si. Mes mains sont pleines de démangeaisons. Si mes mains pouvaient se poser sur la tête d'Anna (p133)]
pourrait très bien être celle d’un fou : 
[(Jérôme) Reste avec moi que je morde ton parfum, je goûte ton savoir. Et si je serrais le museau d'Anna entre l'index et le pouce. (p134)]
Les actes de Jérôme inquiètent et mettent son entourage mal à l'aise ; on ne sait pas jusqu'où il pourrait aller :
[(Aurèle) il peut retirer son pantalon en plein repas, devant des invités, si l'envie lui prend. Le jugement des autres n'entre pas en lui, il ne souffre pas du regard d'autrui (p37)]
Même sa sœur, pourtant très porche de lui, ne parvient pas à le comprendre tout à fait :
[(Aurèle) Mon frère grogna. Je ne savais pas bien traduire ces sons bizarres (p41)]
Le point de bascule
Lorsqu’une jeune fille est sauvagement assassinée dans son voisinage, Jérôme sombre dans un délire paranoïaque. Aurèle, qui lui raconte en détail comment le crime s’est peut-être déroulé, fait naître en lui des fantasmes hallucinatoires, des souvenirs irréels et obsessionnels qui le hantent et le plongent dans un univers de violence :
[(Jérôme) (…) je deviens le type, alors tout s'accélère. Ce ne sont plus mes cris, j'entends les cris de la fille, ses hurlements me vrillent et me plaisent, la joie et la frousse, emmêlés. Mon machin est lourd. Je le sens qui me guide et me dit quoi faire. Pourtant j'ai honte du couteau que j'ai dans la main, j'ai honte et envie. Et puis j'ai moins honte et plus envie (p88)] 
Sans que personne ne s’en aperçoive, Jérôme perd pied dans son monde imaginaire, souffrant d'un acte qu’il croit avoir commis. Les armes et la mort le traquent sans relâche : 
[Aurèle m'a toujours dit que je n'avais pas le droit de jouer avec la baïonnette du grand-père qu'on laisse dans le grenier comme souvenir de guerre. Je vais la regarder parfais. Il n'y a plus le fusil, il ne reste que la lame, mais c'est la lame qui me plaît, je n'aime pas les armes à feu à cause du bang ! (p105)]
Tandis que la frustration sexuelle ajoute à sa douleur et à la violence de ses actes et de ses sentiments : 
[(Jérôme) Les fesses d'Anna bougent sous la jupe, une fesse se dispute l'autre. Je suis Anna qui dit Il fait à se pendre. Et je pose mes mains sur ma gorge. Les mains deviennent celles d'un autre qui serre. Mon Dieu qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça, disait grand-mère. Ensuite, elle frappait derrière la tête du lapin. Je me dis Mon Dieu qu'est-ce j'ai fait pour mériter ça et j'appuie sur le conduit d'air. C'est mou et ça palpite à l'intérieur. La cour est pleine de zigzags de lumière. Je gémis. (p135)] 

Aurèle, à l’amour à la haine « On aime sans raison, et sans raison on hait. » Jean-François RegnardL'oxygène
Aurèle, comme beaucoup d'adolescentes de son âge, tombe amoureuse de l’un de ses professeurs, Anna : 
[(Aurèle) J'étais vierge avant de connaître Madame Lussing. Son arrivée dans ma vie a sonné le tocsin de mon innocence sexuelle (p47)] 
Du fantasme à la sexualité, de la frustration à la destruction, il n’y a qu’un pas : toutefois, le grain de folie d’Aurèle ne réside pas dans ses désirs, ses pulsions ou ses actes, mais dans son absence de capacité à dissocier le bien du mal : 
[(Aurèle) (…) je n'étais pas sûre d'appartenir à cette vie honnête, normale, conforme, d'en faire partie un jour. L'interrogation m'a fait frémir. Le mal ne m'a pas attirée pour autant, sûrement parce que je ne saurais pas dire ce que c'est (p 44)]
[(Aurèle, en parlant de sa mère) Je lui parle fort, je la terrorise à mesure que je l'aime, l'un ne va pas sans l'autre. (p111)]

Elle ne connaît pas ni culpabilité ni remord, contrairement à Raskolnikov dans Crime et Châtiment (Dostoïevski) et ne se préoccupe pas d’autrui ; les lois de la société ne sont pas les siennes. C’est l’adolescence-reine, renfermée et imprévisible, une « poule en cage » qui ne supporte pas de ne voir le monde qu'au travers des barreaux érigés par une société qui montre tout pour ne rien donner.

Le monde d'Aurèle, c'est l'univers des possibles ; elle le rêve et le raconte à Jérôme. Mais lorsque dans cet univers pourtant bien à elle, elle comprend que ses fantasmes ne deviendront jamais réalité, alors la souffrance de la frustration prend le pas sur le plaisir du fantasme.
L'asphyxie
Ne pouvant maîtriser cette « bulle » qu'elle s'est construite à sa mesure mais qui ne fait que la frustrer un peu plus à mesure que le temps passe et que son impatience croît, Aurèle choisit de la détruire. Et c'est avec toute la violence longtemps réfrénée de son jeune âge qu'elle s'y attaquera ; elle arrachera à la racine la source de son mal, de ses désirs contrariés et du plaisir dont elle ne peut jouir :
[Il faut que quelque chose d'extraordinaire arrive maintenant dans ma vie. Je viens d'avoir quinze ans, nous sommes le 20 mars, premier jour du printemps, donc premier jour de l'année selon la nature. Une page se tourne. (p143)]
[Si ce n'est pas Anna qui m'a fait du tort, c'est son nom qui m'a abîmée. Son nom articulé mille fois à force d'attendre. Plus je haletai d'impatience, plus je mâchouillais ses syllabes, ses deux particules élémentaires, plus je me blessais. (p146)]
L'autodestruction, chez Aurèle, passe par la destruction paradoxale de l'objet de son désir.
Anna, de la persécution au suicide« Une petite flamme de folie, si on savait comme la vie s'en éclaire ! » Henry de Montherlant

La flamme de l'amour

Anna, que masque en partie le jeu de la polyphonie auquel elle n’a pas voix, n'en demeure pas moins le personnage clef du roman. N’apparaissant qu’au travers de tiers qui tous gravitent autour d’elle, Anna est et restera insaisissable, du début à la fin de l’histoire. C’est la lumière qui attire les insectes, la nuit, leur brûle les ailes et parfois s’éteint sous les assauts de l’un ou de l’autre. Sa flamme est aussi dangereuse qu'éphémère, fluctuante qu'hypnotisante.
Le vertige de l'amour

Au fil du récit, on perçoit la plongée d'Anna dans un cauchemar qu’il est aisé d’imaginer : une vie peu épanouissante dans une banlieue de non droit, un métier difficile aux prises avec des élèves difficiles, et peu à peu, l’intrusion de deux adolescents, l’une sauvage et l’autre idiot. Ils la suivent et l’épient sans relâche : 
[(Aurèle) je me dis que j'ai toute l'année scolaire pour en savoir plus, j'ai trouvé une occupation. (…) Le jour où je me suis aperçue qu'elle vivait dans l'immeuble en face et que je pouvais observer ce qui se passait chez elle, je ne me suis pas tenue de joie. J'ai cru à la providence et je me suis acheté des jumelles. (p 36)]
La menace qui pèse sur ses épaules est palpable et d’autant plus inquiétante que l’on devine l’incapacité d’Aurèle à lui confier ses sentiments et celle de Jérôme à ne pas répondre aux ordres de sa sœur. Cette peur, sourde et insidieuse, pousse Anna au bord du gouffre ; si près qu’elle n’a besoin de personne pour mettre fin à ses jours. L’incipit l’annonce clairement : 
[Anna en italien pour moi : Anna. Et le nom se transforme dans le miroir, An a vu Na et vice versa, vertige de ce qui est noté. Si Anna montait dans une tour comme dans Vertigo et tombait, on reverrait des n et des a éclatés (p10)]. 
Anna a le vertige face à la peur, elle perd le contrôle face à la persécution et aux menaces ; c’est sa faiblesse à elle, l’interstice par lequel s'emparera d'elle le coup de folie.
La schizophrénie du lecteur« Il y a toujours du bon dans la folie humaine. » Auguste Villiers de l'Isle-Adam
Emporté par la ronde très rythmée de la polyphonie, le lecteur est renvoyé comme une balle de ping-pong d’un personnage à l’autre, entrant dans la tête de l’un pour mieux pénétrer les pensées secrètes de l’autre. Rien ne lui est épargné : ni les bas instincts de l’humanité, ni ses faiblesses, ni la transgression des notions de bien et de mal, ni les désirs les plus dérangeants d’être aussi différents qu’un idiot, une adolescente et un intellectuel italien. 


En refermant ce livre d’une incroyable sensibilité, d'une poésie à l'état brut et d’une grande tension psychologique, on comprend ce que peut ressentir un schizophrène en passant d’une personnalité à une autre ; tout en gardant, en plus, la mémoire des événements vécus. Cette expérience troublante et inédite, est aussi savoureuse qu'extrême. La folie étant le propre de l'homme, ce livre est à lire mais surtout à vivre sans modération.