Quand il est apparu un soir de 1978 sur le plateau d’Apostrophe, ce paysan de Paris fit sensation, élégant et rustique comme nos grands-pères, malicieux et charmeur comme ceux qui ne se soucient pas trop de l’être ; et sa Billebaude, dans l’élan des ouvrages d’Hélias et de Leroy-Ladurie, se vendit comme des petits pains. Au cœur des années Giscard, Vincenot nous rappelait que la paille de nos sabots n’était pas si loin, ni la sève de bon sens railleur qui avait permis à la paysannerie française de traverser des siècles de dédain. Que dirait-il aujourd’hui, Vincenot, -et son propre grand-père, figure majeure du livre- à l’heure des buzz, ramdam et crac-boum-hue qui nous font pâture de l’instant ? L’information : un aliment pour la connaissance ou un poison pour la joie ? Graves questions drôlement posées par le jeune Henri du livre, étudiant « des HEC » rentré de Paris pour les vacances, tout cliquetant de nouveautés dans sa Bourgogne perdue des années 20.
Arion
Un jour j’avais entonné, machinalement, la célèbre Nuit de Chine que j’avais entendu seriner par les « chanteurs de rues » sur le boulevard de Clichy à Paris, mais je n’avais pas pu aller plus loin que le deuxième vers : Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour / Nuit d’ivresse, de caresse… Amour ? ivresse ? caresse ?… Pas de ça, Lisette ! Trois mots justes bons à vous précipiter en enfer, rien que pour les avoir écoutés, ou simplement entendus ! On m’avait bien vite fait taire.
Elles avaient aussi voulu savoir ce qu’on disait « dans le poste », ce poste à galène que j’avais rapporté de Paris, mais elle avait dû enlever le casque-écouteur, scandalisée de ce qu’elle venait d’entendre. Il y avait de quoi : c’était, je crois, La Fille du bédouin et de la musique de jazz. « Pouih! qu’est-ce que c’est que ce tintamarre de sauvages? » avait dit ma mère horrifiée. Et ma grand-mère avait refusé même de mettre le casque sur ses oreilles : « Que j’écoute ces horreurs, moi ? Ben, pour sûr que non ! »
Le grand-père sa casquette de velours sur les oreilles, son passe-montagne roux ramassé sous sa moustache brûlée, sertissait ses cartouches, nourrissait ses chiens, curait la vache et le cochon, allait à l’eau, fendait le bois, car c’était lui qui avait hérité de mes travaux depuis mon départ pour la capitale.
Mais il avait voulu, lui aussi, coiffer le casque-écouteur et entendre la bonne parole radiodiffusée, et en quelques instants il avait appris tant de catastrophes et de menaçantes foutaises, qu’il avait piqué une colère noire. D’un seul coup, il avait été informé du krach de Wall Street, de plusieurs crimes odieux, de la chute du ministère et enfin de l’arrivée de la crise, la Grande Crise, et il s’était mis à manger moins, à ne plus pouvoir s’endormir avant neuf heures du soir, à rabrouer son monde. On n’entendit plus son rire en hahaha ! Les femmes elles-mêmes n’osaient plus chanter cantique. Bref la famille sombra, en quelques jours, dans la plus noire des hypocondries, écrasée par la plus maligne des maladies épidémiques :
L’INFORMATION !
Le grand-père le comprit le premier. Un jour que le bavard du micro rendait compte de l’effondrement des cours, de “l’effroyable montée du chômage”, des grèves et des premières occupations d’usines, je le vis se congestionner comme un coq-dinde amoureux, arracher les écouteurs, en faire, avec le fil de prise de terre, un paquet qu’il envoya directement dans les cendres de la cheminée en criant :
-Mais qu’est-ce que j’en ai à faire de vos goguettes et de vos parigoteries ? Vous voyez pas que je vais en perdre salive avec leurs racontars ? Vous voyez pas que ce sacré vains dieux d’appareil va me ruiner l’appétit et me gâcher mon temps ? Allez allez, gamin ! va me jeter ça sur le fumier !
Puis se reprenant :
-Non, pas sur le fumier. Ça serait encore capable de faire avorter mes salades ! Va mettre ça où tu voudras, mais ne me ramène jamais cette espèce d’encolpion dans notre maison !
Mon grand-père venait, sans peut-être s’en rendre compte, de prolonger sa vie de vingt ans et sans doute davantage. Et il reprit bien vite ses allées et venues et son air magnifique.
Henri Vincenot, La Billebaude, 1978