Pour la durée d'un paragraphe introductif j'emprunte la DeLorean du Doc et je remonte le temps. En janvier dernier je prends mon abonnement au Tigre. Je ne sais même pas, à cette heure là, que le Tigre prépare une nouvelle formule, un « quinzomadaire » (parution tous les quinze jours). Pire : je ne l'ai jamais lu. Je connais bien le site Le-tigre.net mais c'est tout. J'ai l'impression de choisir un bouquin dans une librairie au hasard sans avoir vraiment lu une ligne complète, si ce n'est peut-être une phrase quelconque trouvée au pif au fond des pages. Je sais que ce genre d'achat aléatoire est instructif, rarement décevant. Mon journal de l'époque indique d'ailleurs une seule phrase, laconique : « Abonnement le Tigre pour 2010 : 50€. » (précédée trois mois plus tôt de « La possibilité de s'abonner au Tigre ? »). Voilà mon expérience personnelle du Tigre en tant que lecteur. Je ne connais rien des précédentes moutures de la bête. Uniquement la version 2010.
Habituellement, je ne lis pas la presse papier. Bon représentant de la génération Y, mon accès à l'information et au reportage journalistique est totalement digital : ordinateur et Iphone suffisent (Ipad aussi, sans doute un jour), flux actu des papiers sur le web (Libé, Le Monde), flux 100% web (Owni, Mediapart) et abonnement payant s'il le faut (Mediapart, donc). Pas besoin de papier. La raison qui m'entraîne à m'abonner au Tigre, journal papier, est toute simple : il n'existe pas de formule d'abonnement pour la version PDF de la bête. Alors le papier puisqu'il y est, et l'objet étant lui-même un bel objet, il est probable que je ne changerais pas mon abonnement si d'aventure la possibilité d'un tout online se profilait (sauf si bien sûr un combo papier + PDF était proposé, mais c'est une autre question). Comme quoi la bête m'a convaincu, comme quoi je suis, si, si, j'y tiens, un lecteur satisfait.
J'en reviens au numéro 13. Curieux numéro, sous forme de « très grand édito » de Raphaël Meltz (co-fondateur), annotée par Laetitia Bianchi (co-fondatrice), qui explique en 11 points que peut-être, c'est possible, éventuellement, Le Tigre pourrait péricliter, faute d'envie de faire encore courir la bête. Édito malgré tout qui se termine, sinon sur un appel, au moins sur une attente (« J'aimerais tellement qu'ils soient tous là, ceux qui croient que ce scandale peut et doit encore advenir. Je les attends. »).
L'un des points soulevé dans ce texte de Raphaël Meltz concerne le journalisme en ligne et la « consommation de l'information ». Et j'ai du mal à saisir le lien entre ce culte d'une information pré-mâchée, prête à être « consommée » comme un Macdo de l'info (qui existe) et la nouvelle façon de transmettre l'information telle que le permettent les nouveaux médias. Une appli Ipad ou Iphone, parce qu'elle ouvre un chemin différent, sans doute parallèle ou complémentaire, à la publication papier, dégrade-t-elle le contenu du journal ? Le Tigre en PDF n'est-il pas Le Tigre ? Pourquoi la possibilité d'appli Iphone/Ipad d'un tigre devenu tactile ne serait-elle pas viable commercialement et intellectuellement parlant ? Idem d'ailleurs pour Twitter & Facebook, outils gentiment raillés dans ce papier : ces outils là existent et déplacent véritablement le lien existant entre le journal et le lecteur, pourquoi ne pas l'exploiter, pourquoi ne pas le détourner, même, dans un sens plus tigré, plus conforme aux visions du journal ?
Il en va de même, d'ailleurs, pour le rapport au lecteur. Raphaël Meltz regrette de n'avoir pas assez de retour, de commentaires, d'analyses.
On fait un journal. Un journal dont on suppose qu'il ne ressemble pas aux autres. Dont on imagine qu'il est là pour remettre en question des usages, des façons d'écrire. Dont on trouve qu'il est indocile, dans le choix de ses sujets et la façon de les traiter. Et puis : rien. Pas de polémique. Pas d'analyse. Pas de commentaires. Des messages des lecteurs, on en reçoit beaucoup : enthousiastes, la plupart du temps. Mais courts, très courts.Mais Le Tigre tel qu'il existe actuellement est-il calibré pour l'échange avec son lectorat ? Seuls deux liens sont proposés sur la une du journal : l'un renvoie à une adresse mail somme toute assez standard et anonyme (tigre@le-tigre.net) et l'autre au site internet lui-même : Le-Tigre.net. Sur le site internet propulsé sous Spip, des archives du journal, des rubriques des anciens numéros, certains articles choisis. Mais aucune possibilité de commentaire sur ces pages. Idem sur la page Facebook du journal : quelques fans, pas de publication, un résumé de sa page Wikipédia et aucune possibilité de dialogue. Alors quand un journal, aussi pertinent soit-il, aussi inventif, décalé, indocile soit-il, donne une impression aussi hermétique que celle-ci, sans doute le lecteur suppose-t-il que la polémique, l'analyse ou le commentaire ne sont pas sollicités, tout simplement (le titre de ce numéro n'est-il pas par ailleurs « Pourquoi faire un journal », sans point d'interrogations, donc sans ouverture vers un dialogue possible ?). Autre interrogation : l'émulation souhaitée avec son lectorat ne serait-il pas plus pratique si le journal proposait un compte Twitter/Facebook alimenté ?
La question inaugurale : « Pourquoi faire un journal » en entraîne une autre : « Pourquoi Le Tigre doit-il être un journal ? », pourquoi pas autre(s) chose(s) ? On sait déjà que Le Tigre, depuis quelques mois, correspond également à une série de livres, transposition en volume de quelques feuilletons proposés dans ses numéros, alors pourquoi pas d'autres tentatives qui pourraient également exploiter le web, non pas comme fossoyeur du kiosque, mais comme complément au papier ? Non pas parce que la « conjoncture économique » l'impose mais parce que c'est bien là que l'écriture se trouve, dorénavant. Peut-être même qu'un autre modèle reste à inventer.
Cette tentative de réponse, bien sûr, n'en est pas une. Simplement l'écho d'un simple lecteur lambda qui s'inquiète pour son tigre. J'espère très sincèrement que Le Tigre restera Le Tigre : sous n'importe quel format, n'importe quelle formule, n'importe quel rythme. Mais un tigre bien dans ses rayures qui propose quelque chose, propulse quelque chose, déplace quelque chose. C'était le cas dans cette version quinzomadaire, aussi sans doute dans ses archives, et, sûrement, j'y crois, dans un futur même incertain.