Tout était prévu depuis des lustres, comme une succession de rendez-vous convenus. La grande journée sociale du 7 septembre contre la réforme des retraites proposée par Nicolas Sarkozy fut réussie. Les assouplissements mineurs annoncés par Sarkozy dès le lendemain étaient connus de longue date. Le débât parlementaire, de quelques dizaines d'heures seulement, devait se poursuivre.
Les surprises étaient ailleurs: Fillon s'émancipe, Woerth disparaît, Baroin trébuche, Hortefeux est déchu. Et Sarko reste seul, bien seul.
Sarko à l'affut
Cette semaine, Nicolas Sarkozy s'était calé un agenda très léger, totalement décalé par rapport à l'actualité du moment. Une rencontre avec le ministre russe des affaires étrangères pour s'expliquer sur la commande de 2 navires de guerre « vendue » précipitamment par le Monarque à des ouvriers de Saint Nazaire le 23 juillet dernier, une seconde avec des mathématiciens, une troisième avec des présidents d'universités autonomes. Mais l'agenda caché était ailleurs. Lundi, Sarkozy arbitra entre les différentes propositions de déchéance de nationalité proposées par ses ministres Alliot-Marie, Besson et Hortefeux. Ce dernier se fit retoquer. Le futur projet de loi Besson n'étendra la déchéance de nationalité qu'aux meurtres de policiers et gendarmes et autres dépositaires de l'autorité publique.
Mardi, Nicolas Sarkozy scrutait la mobilisation du jour. Quelques 2,5 millions de personnes ont défilé dans près de 200 défilés de protestation. Même la police était dans la rue, et du bon côté des banderoles. Mais le monarque n'était pas inquiet. Depuis janvier, le calendrier de mise en oeuvre de cette réforme a été soigneusement manipulé. A peine nommé ministre du Travail après la débâcle des élections régionales, Eric Woerth lance une fausse concertation : il reçoit beaucoup, ne propose rien, et fait fuiter beaucoup, avec l'appui de Raymond Soubie, pour mieux démentir ensuite toute décision définitive. Pour marquer les esprits, il fait aussi publier toutes sortes de rapports alarmistes, anxiogènes et orientés du Conseil d'Orientation des Retraites.
Le 15 juin au soir, Sarkozy « arbitre » ; le 16 juin, Woerth dévoile le projet, tandis que Sarkozy choisit de confier à quelques patrons de journaux à l'Elysée combien cette réforme était difficile mais nécessaire. L'affaire Bettencourt éclate, et bouscule le plan présidentiel. On crie au complot, mais la polémique s'emballe, alimentée par des révélations en cascade. Sarkozy, qui pensait à Woerth pour remplacer Fillon en octobre, perd un fidèle. Le 12 juillet, Sarkozy annonce qu'il fera des efforts sur la pénibilité, les poly-pensionnés et les carrières longues. La réforme des retraites est déjà « gagnée » : le projet est adopté en conseil des ministres le lendemain, veille d'un 14 juillet évidemment férié. Pour les parlementaires, le temps du débat sera bref ; trois petits jours, fin juillet, pour la commission sociale de l'Assemblée, puis un examen calé très tôt à la rentrée, le 7 septembre, et qui ne laisse que soixante-quinze heures au débat. Le 15 septembre, la réforme sera votée, avec les maigres assouplissements que Sarkozy s'est refusé à dévoiler avant le 8 septembre.
Belle démocratie !
Sarko manipule
La manipulation porte aussi sur le fond : sur la pénibilité d'abord, le gouvernement se gargarise d'avoir innové. Il feint d'oublier que les régimes spéciaux, qu'il a quasiment supprimés en octobre 2007, étaient avant tout une reconnaissance de la pénibilité collective de certaines activités. Il confond aussi pénibilité et invalidité, et se refuse à l'appréhender autrement qu'individuellement.
Autre forfaiture sémantique évidente, la réforme serait juste. En fait, le gouvernement Sarkozy a évacué la question de la juste répartition des efforts, c'est-à-dire des prélèvements. C'est une réforme de riches pour une retraite de pauvres. Les mesures d'âge, conjuguées à une durée de cotisation hors norme, frapperont les salariés, et principalement les plus précaires, pour 83% des économies attendues en 2018. Les quelques efforts demandés aux hauts revenus, aux revenus du capital et patrimoine sont marginaux (4 milliards d'euros). Hasard du calendrier, la Cour des Comptes a dénoncé cette semaine l'ampleur des exonérations de charges sociales - y compris retraite : elle estime les pertes de recettes sociales à 67 milliards d'euros en 2009, en progression de 9 milliards depuis 2005 ! Elle suggère 15 milliards d'euros d'économies « immédiates », dont le relèvement des cotisations maladie et famille de 4% à 19% sur l'intéressement et la participation (4 milliards d'euros de gains), leur extension aux titres restaurants et Chèques-Vacances (1 milliard d'euros), un abaissement du seuil d'exonération des indemnités de rupture (licenciement, retraite) au niveau des indemnités légales (3 milliards), ainsi qu'une nouvelle taxation de 9% des retraites chapeau. Aucune de ces pistes, comme on le verra, n'est pour l'instant retenue par les équipes de François Baroin.
Sur la nécessité de la réforme proposée ensuite, Sarkozy et ses proches multiplient les comparaisons internationales tronquées, feignant d'oublier que leur projet cumulera tous les handicaps : un recul de l'âge de départ et de la retraite à taux plein, une hausse des cotisations pour les fonctionnaires, une durée de cotisation record, et la quasi-absence de dérogations. Jeudi soir, Fillon puis Woerth expliquèrent sur France 2 que quelques 150 000 personnes partiraient plus tôt... mais dans quelles conditions ? Un salarié ayant travaillé dès l'âge de 16 ans devra toujours cotiser 44 années. Les femmes, soumises au triple handicap de salaires moins importants, de carrières fractionnées (par la maternité notamment), et de temps partiel contraint plus important, seront les premières lésées. Sarkozy a dès le départ posé le principe du recul de l'âge comme un préalable général. Que négocier ?
Mardi 7 septembre, un Eric Woerth toujours déstabilisé par l'affaire Bettencourt, présentait le projet aux députés. Et le soir, il s'affichait sur TF1. Pour annoncer quoi ? Rien de nouveau. Il répéta que cette réforme est « juste », « équilibrée », « progressive », et « efficace », ou que « notre système restera l'un des plus favorables d'Europe ».
Le lendemain matin en Conseil des ministres, Sarkozy lut et publia une belle lettre, rédigée à l'avance, exposant ses quelques avancées : grand seigneur, il abaisse le taux d'invalidité de 20 à 10% permettant la retraite par anticipation (30 000 personnes seront concernées); il créé un fond public pour financer des aménagement de la fin de carrière pour les « salariés exposés à des facteurs de pénibilité », et un comité scientifique pour évaluer les risques professionnelles. Pour le reste, circulez, il n'y a rien à voir !
Fillon sur le départ
Jeudi, François Fillon s'affichait sur France 2, pour quarante longues minutes d'un monologue explicatif, à peine dérangé par quelques questions sans relance d'Arlette Chabot et Jean Boissonnat. Les opposants écoutaient silencieusement dans une autre salle. Le premier ministre se sait partant, lors du prochain remaniement gouvernemental d'octobre. En coulisses, Sarkozy ne cache plus son agacement. Et dimanche dernier, Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée, eut cette remarque inédite et incroyable : « La question (du maintien ou non de François Fillon) se pose bien entendu ». Et bien entendu, Fillon a pu tranquillement peaufiner sa stature de futur candidat à la présidence.
Avec cette réforme, Sarkozy pense tenir un trophée politique, utile pour sa réélection en 2012, la preuve qu'il a su, au moins une fois, affronter l'un des problèmes majeurs du pays. Cette scénarisation de la réforme des retraites ne fait guère illusion. A force de crier qu'il est « raisonnable », son projet risque même d'effrayer les marchés financiers, les agences de notation de crédit, et les autorités internationales telles le FMI ou la Commission européenne. Tous critiquent régulièrement la dérive des comptes publics. Et la réforme Sarkozy laisse un trou annuel de 15 milliards d'euros, tout en reposant sur des perspectives de croissance et de plein emploi totalement fantaisistes.
Sarko, le bouclier des riches
Sur le budget justement, François Baroin a choisi jeudi pour dévoiler quelques pistes de « rabot » fiscal : le ministre du budget reste encore bien timide et idéologiquement coincé par le tabou des hausses d'impôts. Sont donc déjà menacées la TVA des offres d'abonnement ADSL - qui serait intégralement relevée à 19,6% l'année prochaine (20 millions de foyers sont concernés), et les crédits d'impôts écologique (rabotés de 25%) et immobiliers (prochainement plafonnés).
Et Eric Woerth dans tout ça ? Le ministre tente de faire croire qu'il est aux commandes. Mais Sarkozy et Fillon se disputent déjà la gestion de la réforme. Sur France 2, le premier ministre a fustigé les médias qui s'acharneraient contre Woerth « qui n'a rien fait. » Les enquêteurs de la brigade financière seront ravis d'être traités de journalistes... Même la justice suisse a ouvert une enquête sur l'un des volets, non précisés, de l'affaire Bettancourt.
Mediapart révéla lundi quelques extraits du procès-verbal de l'audition de Patrice de Maistre, le 25 août dernier, par la brigade financière, et le contenu du courrier qu'il a adressé le 12 mars 2007 à Nicolas Sarkozy pour demander la légion d'honneur pour Patrice de Maistre. Cette lettre était accompagnée d'un CV actualisé du gestionnaire de fortune, contredisant ainsi l'hypothèse qu'Eric Woerth ne faisait que relayer une ancienne demande de 2006. Une mention manuscrite de Woerth à Sarkozy - « je t'en reparle. » - témoigne aussi de l'attention particulière accordée au cas de Maistre. Comme on peut le lire dans les extraits de PV, les enquêteurs cherchent précisément à identifier si cette décoration n'est pas la récompense de généreuses donations à l'UMP.
Mardi soir, Laurence Ferrari sur TF1 n'a pu s'empêcher d'interroger le ministre du travail à deux reprises sur sa stabilité personnelle et les conséquences de l'affaire. L'homme serait à bout, proche du suicide paraît-il. Les comparaisons avec Salengro ou Bérégovoy sont faciles. Il suffit de rappeler une évidence: depuis le début de l'affaire, la défense d'Eric Woerth est terrifiante. « Je n'ai jamais menti » répétait-il encore mardi soir.
Eric Woerth a raison sur un point : il n'a fait rien de pire que d'autres, et en particulier son propre patron.
Une autre affaire ressurgit, révélée par France inter, et celle-là le concerne tout autant que Nicolas Sarkozy : une nouvelle plainte pour « abus de confiance », « organisation d’insolvabilité », « blanchiment », « recel d’abus de confiance », « recel de blanchiment », « recel de faux et d’usage de faux », a été déposée par l’avocate de Sylvia Wildenstein, la veuve du collectionneur d'art Daniel Wildenstein, contre son beau-fils Guy. L'« ami Guy » comme le surnomme Nicolas Sarkozy n'a jamais été inquiété par le fisc, malgré les nombreuses relances directes de sa belle-mère auprès d'Eric Woerth. Le litige qui les opposent concerne l'héritage Wildenstein, estimé à 4 milliards d'euros, et qui se serait évaporé dans des paradis fiscaux. Guy Wildenstein est un proche du président, un membre actif du Premier cercle de l’UMP et le représentant de l’UMP aux Etats-Unis. Son mandat de conseiller à l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE) pour les Etats-Unis a été annulé cet été par la justice, et une nouvelle élection est prévue le 24 octobre prochain.
Mercredi, le conseil des ministres a adopté un projet de décret créant la fameuse « Commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique » promise par Sarkozy le 12 juillet dernier. « Si vous voulez enterrer un problème, nommez une commission », disait George Clemenceau. On espérait une instruction indépendante, on hérite d'une commission.
Jeudi, le siège de l'UMP à Paris a été perquisitionné par 3 policiers. Précaution inhabituelle, la brigade financière avait prévenu 24 heures à l'avance. Les 3 fonctionnaires n'ont évidemment rien trouvé. Ils cherchaient une lettre du 12 mars 2007, signée par Eric Woerth sur papier à en-tête d'une association de financement de la campagne de Nicolas Sarkozy, dans laquelle le trésorier de l'UMP demandait à son patron encore ministre la Légion d'honneur pour le futur employeur de son épouse et généreux donateur du Premier Cercle.
Sarko contre les Roms
Le sang d'Eric Besson n'a fait qu'un tour. Il pensait qu'il n'y avait plus que quelques blogueurs gauchistes, fussent-ils européens, pour critiquer ses expulsions de Roms. Alors qu'il visitait Bucarest, pour expliquer la démarche française aux autorités roumaines, voici que le Parlement européen, à une large majorité, lui pourrit son voyage : les eurodéputés ont voté une résolution exigeant de la France qu'elle suspende immédiatement ses expulsions de Roms, rappelant « le droit de tous les citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement dans toute l'Union constitue un pilier de la citoyenneté de l'Union telle qu'elle est définie par les traités. »
Pire, la France est explicitement à nouveau montrée du doigt : « cette attitude est allée de pair avec une vague de stigmatisation des Roms et de dénigrement général des Tziganes dans le discours politique. » Le ministre de l'identité nationale ne put que réagir : « le Parlement européen est sorti de ses prérogatives. » Il oublie que ce gouvernement multiplie toujours les amalgames. Il fallait écouter Claude Guéant, dimanche dernier, justifier les expulsions de Roms par la progression de la délinquance d'origine roumaine, tout en précisant que, bien sûr, « tous les Roms ne sont pas Roumains.»
Au final, cette semaine fut exemplaire : un monarque qui agit masqué, son premier des ministres qui pense déjà à la suite, l'UMP en défense et des « affaires » qui polluent le scénario élyséen. Jeudi, Nicolas Sarkozy inaugurait un internat d'excellence. La caméra élyséenne était toujours là pour le filmer. Mais personne ne relaya son vibrant discours de 16 minutes à Marly-le-Roi. L'attention est ailleurs.
La réforme des retraites est derrière nous. La campagne présidentielle peut commencer.
Ami sarkozyste, prépare-toi.