« Vivre sans / c’est possible / possiblement pas / la main qui manque
/ elle est partout pas là. »
Il émane de ce recueil, bâti sur une souffrance incommensurable, une de celles
que la vie s’applique à nous infliger, une force d’écriture à la mesure de
cette douleur.
« Derrière chaque visage / un visage / pas là. »
Rien ne demeure apparemment pour Claudine Bohi sauf son impressionnante
capacité à traduire ce « rien » en mots. Cela même qui fait le
véritable poète, pour qui le rapport au réel et aux autres passe coûte que
coûte par l’écrit.
« Le funambule sans son fil / et debout / dans son vide. »
Mais où persiste le langage, le vide n’existe pas. Le « rien »
devient plein.
« Tous les mots / sont pliés muets », affirme Claudine Bohi.
Pourtant, elle les orchestre, les espace, les maîtrise de façon à nous faire
ressentir, dans les très brefs poèmes de Même pas la coupure, la
séparation, la béance. « Perdue / la perte même / entièrement trou. »
L’environnement devenu étrange : « tourner lentement dans le bocal du
monde… », dans ce système clos auquel nul ne peut échapper, anonyme parmi
les poissons-compagnons se heurtant aux limites des parois de verre.
Nous ne sortons pas indemnes d’une telle lecture qui nous renvoie à nos propres
pertes, à notre propre peur de l’abandon, à notre angoisse de mort.
Lorsque débute la seconde partie du livre On n’en peut plus, nous
l’abordons blessés. Nous sentons très vite à quel point ce « on » ne
désigne pas seulement l’auteure, mais nous-même (ou Nous-même pas),
combien il représente notre condition humaine faite d’une succession de
dépouillements jusqu’à l’irréparable, l’abandon préfigurant bien sûr l’abandon
définitif, « lèvres qui sont faites pour ça pour embrasser aussi pour se
taire à la fin », le corps qu’il faudra délaisser : « C’est le
fond de la chair qui se défait. »
Dans cette seconde partie, les textes deviennent compacts pour marteler d’une
façon différente. Impossible de reprendre haleine, de respirer : « on
peut encore sourire ne rien montrer on fait semblant ça les arrangerait pas les
autres ils ne voudraient plus de nous tout est si contagieux la tristesse le
rien… »
Que ce soit dit dans le style bref, elliptique, coupant, proche de l’apnée, de
la première partie ou dans celui ample, prolixe, cherchant à faire tenir
ensemble ce qui ne tient plus, de la seconde (une phrase unique de vingt-six
pages sans la moindre ponctuation), « ça fait peur soudain ça fait mal ça
fait mourir vraiment on ne veut plus continuer. »
Et malgré tout, on continue. On peut encore écrire et là, ce
n’est pas comme sourire, on ne fait pas semblant.
Le livre de Claudine Bohi est un terrifiant chef-d’œuvre. Il nous
touche au vif, nous parle du « long fleuve tranquille » que n’est pas
la vie, de ses berges instables. Par bonheur, sur les chemins de halage,
résonne longtemps l’écho des pas des poètes.
Par Chantal Dupuy-Dunier
Claudine Bohi
Même pas
Éditions Le bruit des autres
(100 pages, 12 euros)