Même pas, de Claudine Bohi (par Chantal Dupuy-Dunier)

Par Florence Trocmé

 

 M’aime pas… Il ne l’aime plus, elle ne s’aime plus… 
« Vivre sans / c’est possible / possiblement pas / la main qui manque / elle est partout pas là. » 
Il émane de ce recueil, bâti sur une souffrance incommensurable, une de celles que la vie s’applique à nous infliger, une force d’écriture à la mesure de cette douleur. 
« Derrière chaque visage / un visage / pas là. » 
Rien ne demeure apparemment pour Claudine Bohi sauf son impressionnante capacité à traduire ce « rien » en mots. Cela même qui fait le véritable poète, pour qui le rapport au réel et aux autres passe coûte que coûte par l’écrit. 
« Le funambule sans son fil / et debout / dans son vide. » 
Mais où persiste le langage, le vide n’existe pas. Le « rien » devient plein.  
« Tous les mots / sont pliés muets », affirme Claudine Bohi. Pourtant, elle les orchestre, les espace, les maîtrise de façon à nous faire ressentir, dans les très brefs poèmes de Même pas la coupure, la séparation, la béance. « Perdue / la perte même / entièrement trou. » 
L’environnement devenu étrange : « tourner lentement dans le bocal du monde… », dans ce système clos auquel nul ne peut échapper, anonyme parmi les poissons-compagnons se heurtant aux limites des parois de verre. 
Nous ne sortons pas indemnes d’une telle lecture qui nous renvoie à nos propres pertes, à notre propre peur de l’abandon, à notre angoisse de mort.  
Lorsque débute la seconde partie du livre On n’en peut plus, nous l’abordons blessés. Nous sentons très vite à quel point ce « on » ne désigne pas seulement l’auteure, mais nous-même (ou Nous-même pas), combien il représente notre condition humaine faite d’une succession de dépouillements jusqu’à l’irréparable, l’abandon préfigurant bien sûr l’abandon définitif, « lèvres qui sont faites pour ça pour embrasser aussi pour se taire à la fin », le corps qu’il faudra délaisser : « C’est le fond de la chair qui se défait. » 
Dans cette seconde partie, les textes deviennent compacts pour marteler d’une façon différente. Impossible de reprendre haleine, de respirer : « on peut encore sourire ne rien montrer on fait semblant ça les arrangerait pas les autres ils ne voudraient plus de nous tout est si contagieux la tristesse le rien… »  
Que ce soit dit dans le style bref, elliptique, coupant, proche de l’apnée, de la première partie ou dans celui ample, prolixe, cherchant à faire tenir ensemble ce qui ne tient plus, de la seconde (une phrase unique de vingt-six pages sans la moindre ponctuation), « ça fait peur soudain ça fait mal ça fait mourir vraiment on ne veut plus continuer. »  
Et malgré tout, on continue. On peut encore écrire et là, ce n’est pas comme sourire, on ne fait pas semblant. 
Le livre de Claudine Bohi est un terrifiant chef-d’œuvre. Il nous touche au vif, nous parle du « long fleuve tranquille » que n’est pas la vie, de ses berges instables. Par bonheur, sur les chemins de halage, résonne longtemps l’écho des pas des poètes. 
Par Chantal Dupuy-Dunier 
 
Claudine Bohi 
Même pas 
Éditions Le bruit des autres 
(100 pages, 12 euros)