Depuis le 1er mars 2010, tout citoyen peut, à l’occasion d’un contentieux administratif ou judiciaire, demander à ce que la constitutionnalité d’une disposition légale soit contrôlée par le Conseil constitutionnel. Véritable révolution institutionnelle – aussi bien au plan politique que juridictionnel, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) se révèle être également un instrument juridique extrêmement efficace, susceptible de bouleverser l’ordonnancement juridique. Deux exemples : la garde à vue et, plus encore peut être, l’indemnisation des victimes d’accident du travail.
La QPC, Missile de longue portée
Ce nouveau dispositif permet donc à de simples justiciables de remettre en cause l’œuvre législative là même où une partie de ses auteurs s’en étaient abstenus. Ce contrôle plus lointain, aussi bien dans le temps, puisque n’intervenant qu’une fois la loi promulguée et appliquée, que dans l’espace, à l’initiative du citoyen lambda depuis le fin fond d’une juridiction de province, n’en atteint pas moins sa cible : remettre en cause des pratiques qui, bien que légales, semblaient attentatoires aux droits des personnes. Ce faisant, le Conseil constitutionnel laisse entendre que nous vivions, dans le pays des droits de l’homme, sous le coup de lois portant atteintes aux droits fondamentaux des citoyens, et ce depuis des décennies, voire des siècles.
On retiendra ainsi de la décision du 30 juillet 2010 que le régime ordinaire de la garde à vue ne respecte pas les libertés constitutionnellement garanties, cette procédure n’étant plus adaptée aux circonstances actuelles. Quelles circonstances ? Près de 800.000 gardes à vue par an sans présence d’un avocat (du moins dans un délai raisonnable) ni même accès au dossier par exemple.
Mais pour parler de sujets que je maitrise mieux, arrêtons-nous sur la décision du 18 juin 2010 relative à l’indemnisation des victimes d’accident du travail. Le décor est vite posé. La victime d’un accident du travail est indemnisée par l’assurance accident du travail sans pouvoir demander une indemnisation complémentaire à son employeur, sauf faute inexcusable de celui-ci. Et encore, dans ce dernier cas, le complément de réparation est-il limité aux seuls préjudices visés par l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à savoir les souffrances physiques et morales, les préjudices esthétiques et d’agrément et le préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle. Cette règle est de longue date dénoncée comme contraire au principe de la réparation intégrale du préjudice de la victime du fait d’autrui. C’est ce qu’ont soutenu, avec succès, les plaideurs, invoquant à l’appui de leur demande une violation des principes de liberté (article 4 de la Constitution duquel découle le principe de responsabilité) et d’égalité devant la loi (article 6 de la Constitution). S’appuyant sur ces arguments, le Conseil constitutionnel a validé l’ensemble des règles d’indemnisation des accidents du travail réservant toutefois son interprétation sur l’article L. 452-3, jugeant que ce texte ne peut faire obstacle à réparation intégrale des préjudices de la victime. Ainsi est balayée une règle fondée sur une loi (certes de nombreuses fois modifiée) de …1898 ! Les fondements du droit de la protection sociale sont ébranlés et toute victime de la faute inexcusable de son employeur pourra désormais lui demander un complément d’indemnisation au-delà des seuls préjudices répertoriés à l’article L. 452-3.
On le voit, le Conseil constitutionnel s’attaque sans vergogne aux principes les plus anciens et semble donc corriger les malfaçons de notre droit au regard de la loi fondamentale. Quelle sera la prochaine victime ? Les syndicats catégoriels dont les prérogatives en matière de représentativité issues de la loi du 20 aout 2008 devraient être bientôt examinées ?
La QPC, arme de dissuasion juridique
Mais plus que les effets immédiats des décisions du Conseil constitutionnel, ce qu’il faut retenir est le caractère dissuasif de cette procédure conduisant l’ensemble des acteurs du droit à se responsabiliser. D’abord le gouvernement et le législateur, auteurs de la loi, qui devront s’interroger sur le « sort constitutionnel » qui sera réservé aux textes qu’ils proposent et adoptent. Par exemple, la disposition du projet de loi relatif à l’immigration qui sera débattu a l’automne instaurant, à titre de sanction, une fermeture administrative de l’entreprise suspectée de travail illégal résistera-t-elle au principe constitutionnel de présomption d’innocence ? L’opposition parlementaire, ensuite, qui pourra préférer renoncer au contrôle a priori de certaines dispositions politiquement sensibles ou, au contraire, secondaires, au profit d’un recentrage de leur action sur les sujets jugés prioritaires. Les groupes de pression, enfin, qui disposeront de nouveaux arguments et d’une nouvelle menace pour faire évoluer les textes avant même leur adoption.
Bref, la QPC a ouvert une guerre froide juridique. Espérons simplement que les grandes puissances juridictionnelles (Cour de cassation, Conseil d’Etat et Conseil constitutionnel) sauront éviter la prolifération des conflits.