C’est le 9 mars 1930 qu’eut lieu la première au Neues Theater de Leipzig de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny ; la musique était signée Kurt Weill, le livret Bertold Brecht. Première houleuse, qui déclencha une bataille farouche entre partisans et détracteurs de l’œuvre. L’œuvre semblait avoir fait sur le public une double impression, fort contradictoire : d’une part elle attirait par certains côtés, sa musique notamment, et d’autre part, elle repoussait par son cynisme et sa vision très noire de l’humanité et de la société capitaliste en particulier –dernier point qui n’étonnera personne vu les convictions politiques de Brecht. La médecine moderne qualifierait sans doute de schizoïde l’état psychique dans lequel elle plongeait le spectateur.
Mais cette dichotomie « réactionnelle » n’est en fait nullement surprenante : les années 20 –appelées « années folles » en France- présentent, sur le plan intellectuel, une forte tension entre anarchie et ordre. Cette dichotomie ce manifeste surtout dans les œuvres artistiques de l’époque, qu’elles soient picturales (expressionnisme), littéraires (surréalisme), musicales (libération du joug rythmique et tonal). Il est évident que le public « consommateur » d’art, élevé dans la tradition, était fortement dérangé par ces innovations.
La composition de Mahagonny (titre abrégé de l’ouvrage, bien commode pour les fainéants dont je fais partie…) commence en 1927 ; Weill, dans le même temps, compose l’Opéra de quat’sous, qui va obtenir un très grand succès. Il appartient alors à l’avant-garde des compositeurs allemands et avait acquis la notoriété grâce à sa musique de chambre « ésotérique » et ses chansons ; très rapidement, il s’était orienté vers l’opéra. Le style qu’avait inventé le compositeur pour ses premiers ouvrages lyriques ne convenait pas aux textes de Brecht. Il en invente donc un nouveau. La base en est simple : une succession de « songs » facilement compréhensibles, qui réintroduisait la tonalité mais sans abandonner pour autant la dissonance. Ces « songs » sont des mélodies accompagnées par de simples accords. Cette mélodie n’hésite pas à utiliser les formes du fox-trot et du blues fort en vogue dans les années 20. Par contre, interludes orchestraux ou préludes revêtent la forme d’une symphonie calquée sur les modèles classiques. « Par son abondance de mélodies graphiques et ses impulsions dramatiques et rythmiques, elle [la musique] apporte la compensation à la laideur volontaire du texte. Elle donne à l’enfer créé par les mots un arrière-plan non réaliste, occasionnellement surréaliste. Ses aspects un peu vulgaires possèdent le charme magique des toilettes de pacotille que portent les putains. » (1)
La ville de Mahagonny est un symbole, presque une allégorie : celui / celle de la liberté. Mais c’est une caricature de liberté. Dans ce lieu imaginaire, chacun est libre de vivre comme il veut. La ville présente des caractéristiques américaines telles que se les imaginait un européen au moment de la ruée vers l’or. Sa fondation est l’œuvre d’une population dont « l’ancien continent » n’a plus voulu : aventuriers, épaves humaines, criminels, proxénètes, prostituées. Et ce sont ces « catégories » qui peuplent la ville. Plusieurs « songs » sont, dans un opéra essentiellement chanté en allemand, interprétés en anglais -on pense évidemment à l’illustrissime « Moon of Alabama »- mais dans un anglais rudimentaire, tel que les émigrants pouvaient le parler à l’époque des pionniers.
La société de Mahagonny représente, pour les socialistes, l’exemple type de la société capitaliste. La liberté est régie par la loi de l’offre et de la demande. La fondation de la ville revient à trois « épaves », Fatty le fondé de pouvoir, Moïse la trinité et Léocadia Begbick : tous trois fuyant la police s’arrêtent (par force) dans un lieu désert et décident d’y créer une cité. Le nom de Mahagonny (la ville-piège) est trouvé par Begbick qui formule aussi son idéal : pas de souffrance et la permission de faire ce qu’on veut.
Les nouveaux arrivants affluent ; parmi eux, des « requins » décidés à profiter de la situation, des prostituées venant d’Alabama. Jim, l’un des requins, choisit Jenny, l’une des filles ; leur histoireva osciller entre la relation commerciale et l’amour lyrique. L’amour devient ainsi une marchandise dont le prix est discuté, de même que son processus de production. Mais après le développement spectaculaire de la ville, survient la crise : la Begbick doit baisser ses prix, certaines pancartes (« soyez assez aimables pour ne pas faire de bruit ») limitent la liberté de Jim et des autres. Lorsqu’un ouragan approche, menaçant la ville qui doit être évacuée, Jim découvre que finalement, le bonheur humain réside dans l’anarchie et dans l’amoralité : vous pouvez faire n’importe quoi, voler, piller, tuer. « Pour l’amour de l’Etat, pour l’avenir de l’Humanité, pour ton bonheur et pour ton bien-être, c’est ton droit ! »
Ces nouvelles lois édictées par Jim sont mises en pratique après l’ouragan qui a finalement épargné Mahagonny. Les habitants font absolument ce qu’ils veulent : l’un mange jusqu’à en mourir, les autres se prostituent sans compter (Jenny) ; on se bat régulièrement car la bagarre est devenue le premier passe-temps des hommes de Mahagonny, le second résidant dans le fait d’être constamment saoul. Finalement, au milieu de tous les crimes qui sont régulièrement commis, et qui sont tous pardonnés, Jim commet celui qui n’obtient aucune pitié : il ne peut pas payer, il n’a plus d’argent. Etre pauvre à Mahagonny est le crime suprême. Ses amis l’abandonnent, de même que celle qui est censée l’aimer, Jenny. Jim a imposé les lois de l’anarchie comme seule règle et il devient la victime de la seule loi qui n’a pas été écrite. Jugé par un tribunal au cours d’un procès grotesque, il est puni de deux jours de prison pour avoir indirectement causé la mort d’un homme, de quatre ans de travaux forcés pour avoir séduit Jenny, dix ans de prison pour avoir chanté des chansons défendues au moment de l’ouragan. Mais parce qu’il n’a pas pu payer trois bouteilles de whisky et une tringle à rideau, il est condamné à mort et exécuté.
Après cette exécution, la ville est la proie de catastrophes successives : famine, incendie, hostilité générale. Des manifestations sont organisées, des pancartes brandies avec des inscriptions du genre « Pour l’expropriation des autres » « pour la gloire des assassins ». La dernière scène, qui va permettre de réentendre tous les grands thèmes, se termine par un choral « On ne peut jamais rien pour personne. » Trouvez-moi sentence plus pessimiste…
La musique de Kurt Weil était écrite pour un type de chanteurs qui n’existait pas encore à cette époque. En mars 1930, se sont donc produits sur la scène de Leipzig des chanteurs « traditionnels » qui, si excellents fussent-ils, ne purent donner une réelle image de l’œuvre et il en allait de même pour les décors et la mise en scène. Presque deux ans plus tard, l’ouvrage est monté à nouveau au Kurfürstendamm-Theater de Berlin avec, cette fois, des comédiens chanteurs à la place de chanteurs d’opéra, dont la très grande et irremplaçable Lotte Lenya qui interprétait le rôle de Jenny. (2) Le succès fut énorme et c’était la première fois que l’opéra envahissait le territoire du théâtre dramatique.
Mais l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 empêcha l’ouvrage de connaître la carrière de l’Opéra de quat’sous : accusée de « dégénérescence », de « bolchevisme culturel » par les propagandistes nazis, l’œuvre ne fut plus représentée.
Il est certain que Mahagonny est un drame, une satire anti-capitaliste ; mais le fait que ce soit un travailleur comme Jim (il est bûcheron) qui personnifie la tendance anarchiste de la pièce a été sévèrement critiqué par les Marxistes. Et l’opéra est tellement éloigné de la ligne socialiste prônée par Moscou que l’œuvre sera interdite de l’autre côté du rideau de fer.
Pour terminer, voici ce qu’écrit Jean-Claude Hemery (1) à la fin de son article : « Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny est resté vivant en tant que document sur son temps. Même aujourd’hui, l’œuvre produit le même effet étrange que je décrivais en 1931 après la première berlinoise : « un mélange d’horreur très profonde et d’admiration sans borne ». L’atmosphère d’angoisse de Berlin des années vingt n’a jamais trouvé de meilleure expression que dans cet opéra, dont les mélodies et les sonorités chatoyantes et vénéneuses sont inoubliables. »
(1) Jean-Claude Hemery, livret d’introduction à l’enregistrement de l’œuvre.
(2) L’enregistrement CD de Mahagonny permet d’entendre justement Lenya dans ce rôle. Grandissime, bien que l’enregistrement ait été fait en 1956, soit plus de trente ans après la création et que sa voix ait nettement baissé.
VIDEO 1 : Evidemment, le célèbre « Moon of Alabama » de l’acte I, chanté par Lotte Lenya. La personne qui a mis la vidéo en ligne semble affirmer que l’enregistrement date de 1930. Personnellement, j’ai de forts doutes sur la date, vu la « qualité » sonore. Mais peu importe.
VIDEO 2 : Acte II l’autre air célèbre de Jenny « Denn man sich bettet… » « Comme on fait son lit, on se couche ». Ute Lemper. (Le tempo est trop lent, c'est sûr : on perd tout le côté "vénéneux" de la chanson : mais la voix se rapproche beaucoup de celle qu'il faut pour chanter le rôle.)
PS : J’ai visionné des interprétations de ces airs par des chanteuses d’opéra : franchement, ça ne passe pas ! Il faut, pour ce rôle, une comédienne chanteuse, c’est évident…