Chéri est un Mental, une intelligence artificielle devenue être de plein droit, colosse minéral et technologique doué de conscience, spécialisé dans l’identification d’œuvres d’art originales. Il enquête sur l’œuvre récente d’un artiste génial, un artificiel censé être mort depuis longtemps. Mira est une biologique qui travaille comme mercenaire pour de mystérieux prestataires, les Dieux. Froide, calculatrice, meurtrière, elle est chargée d’éliminer l’être qui a réussi à cloner des intelligences artificielles, chose théoriquement impossible. Leur nature et leur mission les opposent… Ils vont pourtant vivre une histoire d’amour extrême et contre-nature, fusion parfaite mais destructrice entre la chair et le métal.
Troisième roman de Scott Westerfeld, mais son premier traduit en français, L’I.A. et son double se caractérise par une démarcation aussi inattendue qu’originale sur le thème pourtant éculé de l’I.A. ; au contraire du « cliché » du thème, qui veut que ces programmes incroyablement sophistiqués soient le fruit du travail acharné d’une équipe de chercheurs, ils sont ici le résultat de l’évolution d’un ordinateur : soumis à intervalles réguliers à une série d’évaluations, nommée fort à propos Test de Turing, ces machines se voient affublées d’un coefficient qui, lorsqu’il atteint un certain chiffre, fait d’elles un être considéré comme doué de conscience et d’intelligence. Elles ne peuvent dès lors plus appartenir à qui que ce soit et deviennent des personnes à part entière – c’est-à-dire libres.
Chéri est un de ces êtres – appelés « artificiels » – et il a vu le jour à travers une relation intime tout ce qu’il y a de plus particulière avec une jeune fille, à bord du vaisseau spatial dont il servait d’ordinateur de bord – juste pour vous donner le ton de départ de l’histoire… Deux siècles plus tard, Chéri tire des revenus fort confortables de son métier de négociant en œuvres d’art, où son amour de l’esthétique – qui prend racine dans ses origines pour le moins inhabituelles – trouve tout ce dont il a besoin pour se satisfaire. Ou presque tout. Car Chéri est en manque. D’amour, évidemment ; et ses aventures sexuelles ne risquent pas de parvenir à étancher cette soif. Alors qu’il voyage en vue d’expertiser une œuvre récente du sculpteur Robert Vaddum disparu depuis sept ans, il rencontre Mira.
Celle-ci est son parfait opposé. Tueuse à gage pour le compte des « Dieux » et tout à fait humaine, bien qu’équipée d’un arsenal aussi discret que dévastateur, je veux dire à l’échelle planétaire, elle a pour mission d’assassiner celui qui serait parvenu à réaliser l’impensable : dupliquer une I.A., et précisément celle du sculpteur Robert Vaddun. Parce que dans ce futur où l’unicité d’un individu fait toute sa valeur, reproduire une personne à l’identique constitue un crime majeur. Mais Mira est aussi amnésique et, au contraire de Chéri qui se souvient très précisément de son passé, et surtout de son « enfance », elle ignore tout de la sienne. Seul l’amour des plaisirs charnels les rassemble, en fait : de leurs unions technosexuelles surgira une relation aussi malsaine que l’univers de simulacres qui les entoure…
Westerfeld démontre dans ce roman une imagination pour le moins inhabituelle, parce qu’elle combine des éléments certes relativement classiques mais en un cocktail qui ne l’est pas : de par ses thèmes techno-scientifiques, la science-fiction reste le plus souvent assez éloignée des choses « empiriques » telles que le sexe et la sensualité en général, et s’il lui arrive de les aborder, c’est le plus souvent avec une certaine pudeur, ou bien à travers la mécanique de l’anecdotique, voire de l’entracte, ou encore à travers des œuvres exceptionnelles telles que Les Amants étrangers (Philip Jose Farmer, 1968) dont par définition on ne peut tirer une généralité – c’est peut-être là, d’ailleurs, que prend racine la réputation de « froideur » du genre et qui le disqualifie auprès d’un grand nombre de lecteurs…
Mais dans L’I.A. et son double, le sexe devient le centre du récit : il constitue le seul moyen de se sentir vivants que trouvent les citoyens de cet avenir où la mécanisation généralisée vide de sa substance des êtres biologiques dont la vie qui les anime, pourtant, reste leur plus bel atout. Car si ici les I.A. peuvent prétendre, à force d’évolution, au statut d’individu à part entière, les êtres vivants, eux, peuvent opérer le chemin inverse et devenir progressivement machines – par exemple pour atteindre l’immortalité mécanique, du reste une idée bien dans l’air du temps pour certains qui voient peut-être d’un trop bel œil les promesses transhumanistes, ou assimilé, même si elles restent encore loin du réalisable.
Au-delà de la description de cette relation contre-nature, et pourtant si sulfureuse, le récit se base sur une narration fluide et articulée autour du sujet toujours épineux de l’Art qui, hélas, ne se voit pas abordé d’une manière réellement novatrice ; tout au plus reste-t-il dans l’ombre, ce qui est dommage car ça l’empêche de devenir un thème : il y avait pourtant de quoi faire avec un tel protagoniste principal… Les connaisseurs apprécieront les quelques clins d’œil au Cycle de la Culture de Iain M. Banks même s’ils traduisent moins un hommage qu’un certain manque de recul de Westerfeld quant à ses inspirations – ce qui est tout à fait pardonnable pour un troisième roman…
Reste un ouvrage pour le moins atypique, au thème moins innocent et gratuit que ce qu’on pourrait le croire, même s’il ne parvient pas à le pousser dans les extrémités narratives qu’il méritait : Scott Westerfeld démontre néanmoins qu’il a non seulement des choses à dire mais qu’il sait aussi les présenter de manière à procurer de longues et très agréables heures de lecture dans un univers haut en couleurs et à travers un récit riche en rebondissements.
L’I.A. et son double (Evolution’s Darling), Scott Westerfeld, 1999
J’AI LU, coll. Science-Fiction n° 7336, juin 2004
352 pages, env. 8 €, ISBN : 2-290-33201-1
- d’autres avis : nooSFere, Schizodoxe, Quarante-Deux
- le blog de Scott Westerfeld
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