Khamsin & scarabée

Publié le 10 septembre 2010 par Ruminances

Posté par Rémi Begouen le 10 septembre 2010

‘De désert, je ne connais que le Néguev. Des bases militaires nombreuses s’y cachent. On ne les voit pas, mais on ressent une tension dans l’air. Le Néguev est un monstre d’où peut surgir la mort du Monde’.

Ceci est de Babelouest, je l’extrais de son commentaire du 5 septembre, suite à mon dernier article (‘Au bout du Monde’) sur mes voyages au Maroc. Cette vision m’a réveillé une vieille mémoire : dans ma tendre enfance je ne me sentais que très vaguement français, plus égyptien et surtout ‘enfant du désert’. De désert, je ne connaissais que sa fin, sur la rive Asie du canal de Suez. Il s’agit de la partie du Sahara nommée ‘Désert du Sinaï’, lequel s’étend géographiquement au Néguev, du Nord du massif Sinaï au rivage de la Méditerranée, où j’habitais, à Port-Fouad. Et il cachait déjà ‘des bases militaires nombreuses’. A l’époque celles des Britanniques défendant le canal de Suez contre l’Afrikakorps de Rommel. Puis ce furent celles d’Egypte contre Israël, conquises un temps par celui-ci… et ‘d’où peut surgir la mort du Monde’, en effet. Mais, enfant, je n’en avais pas conscience. J’avais celle de la puissance du Sahara, ce que j’ai relaté dans un récit ancien (45 ans ?), remanié plusieurs fois, et qui a pris sa forme définitive sous la forme de ce texte lyrique, paru en épilogue de mon essai (épuisé): ‘SUEZ, Panama, Le monde, Toi, Moi, etc.’

Seigneur Sable

Arsinoé, Péluse, le désert, le désert. Le désert du désert. Le sable, les scarabées. Exit les montagnes et les mers, les fleuves et les oasis, les arêtes rocheuses et les dépressions avec quelque eau saumâtre. Exit les oasis. Arsinoé au Sud, Péluse au Nord. Deux noms fantômes et la réalité du coeur du grand désert saharien. Sable et sables, 180 km. entre Arsinoé et Péluse, sans la moindre piste permanente possible, durant des millénaires, 180 km. à vol d'oiseau…, pour un jour sans khamsin.

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Khamsin. Le vent de sable a un nom de colère. C'est celui de Seigneur Satan, gouverneur des sables et des scarabées du désert des déserts. Ici, pas de saisons, d'années, de siècles, voire de millénaires. Ici le temps crépite en rythme blanc et noir, jour et nuit, soleil et étoiles. Et sur ce rythme frénétique dans sa monotonie, soudain à l'improviste, se lève le rouge Khamsin.

Ici le sable s'agite n'importe quand et n'importe comment : de quelques millimètres pendant quelques secondes - un scarabée s'y renverse - à quelques kilomètres - oui d'altitude ! - pendant quelques semaines, celles d'une lunaison.

Du Nord au Sud et du Sud au Nord passe et repasse l'inlassable “marchand de sable” qui endort la mémoire de qui fût riche marchand, pauvre fuyard, envahisseur, prophète, poétesse. Ombres assoiffées qui titubent un peu avant de crever dans le sable, pour le plaisir des scarabées. D'Est en Ouest et d'Ouest en Est, c'est pareil. Ici règne Seigneur Sable, qui se repose en dunes et se fâche en khamsin. Qui redessine son labyrinthe de dunes et se plaît à effacer son œuvre d'art - morbide ! - pour aller à l'assaut du ciel, faisant l'air rouge sombre à midi : seuls les petits diables de scarabées exultent !

Lorsque la fièvre rouge retombe en nouvelles dunes, lentement, les gros scarabées noirs disputent aux minuscules fourmis la manne éparpillée : cadavres d'oiseaux et de chiens sloughis, de chameaux et de marchands de chameaux, de pèlerins et de femmes enlevées - pour leur beauté - ; cadavres de vieillards édentés et mystiques ; cadavres de garnements d'Arsinoé ou de Péluse, coupables d'être partis jouer dans la dune voisine, soudain redevenue mouvante par Seigneur Khamsin…

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Arsinoé, Péluse. Deux bourgades de pêcheurs autour de deux mares d'eaux saumâtres, aux frontières des déserts de sable et d'eau salée. Au Nord, sur la  Méditerranée, Péluse. Au Sud, sur la Mer Rouge, Arsinoé.  A l'Ouest, le Nil : force mâle du seul fleuve au monde capable de féconder le désert. A l'Est, au-delà du Massif Sinaï, la verte Palestine : le seul pays au monde capable de mettre bas trois religions universelles. Et puis au centre, sans autre nom que Seigneur Sable Khamsin, le désert des déserts, l'âme du Sahara… Entre les “Terres Promises” de Palestine et du Nil, ce petit royaume des sables, cet Enfer sur Terre : où les scarabées sont heureux. Et ce Khamsin despotique, impérialiste, qui naît ici et envahit le ciel avec l'espoir de conquérir la planète !

Des rivages atlantiques de la Mauritanie aux confins indo-pakistanais, du Yémen à la Grèce : telle est la zone ordinaire des combats de Seigneur Khamsin, avec ses divisions de nuages de sable : le vaste empire du Sahara tend à s'étendre. Les “pluies rouges” au nord de la Loire ou sur la forêt équatoriale en témoignent. Et c'est à la charnière de l'Asie et de l'Afrique, entre deux mers proches d'à peine 180 km., que réside ce Seigneur Khamsin en son palais de dunes souvent infranchissables… depuis des millénaires !

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Depuis un siècle à peine, un canal rejoint ces deux mers, qui a pris nom de Suez, déformation arabe de l'antique Arsinoé. Péluse, elle, n'est plus qu'un vestige ensablé, aux environs Est de Port-Saïd, sur la côte désolée de la Méditerranée. Mais Péluse a donnée son nom, en expirant à l'aube du XX° siècle, à l'une des plus puissantes dragues du monde, chargée inlassablement de lutter contre Seigneur Khamsin, entêté à combler le canal.

Aujourd'hui le khamsin souffle comme hier : il est parfois capable d'interrompre la navigation, en plein jour, des convois de bateaux ultra modernes qui transitent au travers de l'isthme. Aujourd'hui, l'isthme de Suez est couvert de routes, chemins de fer et lignes téléphoniques ou électriques, parallèles au canal et sujettes comme lui aux ensablements dramatiques. Mais aujourd'hui, surtout, l'eau du Nil a fertilisée de magnifiques oasis, grâce au canal d'eau douce qui fût creusé préalablement au canal maritime. Le désert, là, a reculé. Malgré toutes les colères de Seigneur Sable. Le gentil scarabée des dunes a toujours du boulot. Dans leur démence, les hommes qui surent percer l'isthme de Suez et adopter l'emblème pharaonienne du scarabée pour la “Compagnie de Suez” d'autrefois, font aujourd'hui de cette oasis artificielle un “théâtre d'opérations militaires”  type, pour Écoles de Guerre.

Suez est devenu le nom d'un Démon parisien de la finance. Suez est devenu un nom synonyme de “crise pétrolière”. Et les scarabées ont digéré les corps des équipages, égyptiens ou israéliens de gros scarabées d'acier, ces centaines de chars d'assaut enlisés dans les dunes de Seigneur Sable.

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Demain, l'eau du Nil devrait enfin (?…) franchir – en conduites forcées – l'obstacle du canal maritime, pour aller conquérir, pacifiquement, “le désert des déserts”. Ce projet a un siècle. Entre Arsinoé et Péluse, les scarabées en discutent avec philosophie, entre deux colères de leur maître, Seigneur Sable…