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L'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE AU COLLÉGIAL. Le devoir de philosopher

Publié le 09 septembre 2010 par Jlaberge
L'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE AU COLLÉGIAL. Le devoir de philosopher1. Pourquoi enseigner la philosophie?
La question de l’enseignement de la philosophie ainsi que la conception que nous en adoptons, renvoie à une certaine éthique que nous jugeons souhaitable. En effet, l’enseignement de la philosophie pose implicitement la question de sa valeur ou de son importance : pourquoi doit-on enseigner la philosophie? Le partisan du déontologisme en éthique répond en disant que l’on doit enseigner la philosophie parce que celle-ci possède une valeur intrinsèque, indépendamment de son impact dans la formation des jeunes; le partisan du conséquentialisme soutient exactement le contraire. Même si nous enseignons en vue de développer l’esprit critique, comme nous y obligent les devis ministériels, pour une très grande majorité nombre d’entre nous, l’enseignement de la philosophie est bon en soi indépendamment de son utilité apparente. Peu importe les médiations pédagogiques employées, la philosophie possèderait en elle-même tout ce qu’il faut pour être enseignée. Selon cette conception déontologique de la philosophie, il suffit d’être philosophe pour être un bon professeur.Au contraire, pour ceux et celles qui se réclament d’une conception conséquentialiste de l’enseignement de la philosophie, on peut très bien être philosophe sans être un bon professeur de philosophie. C’est parce que la philosophie est utile, bénéfique pour la formation des jeunes dans la structuration de leur pensée, qu’elle est souhaitable. On lit dans le devis ministériel:
L’esprit de libre examen que propose la philosophie conduit l’étudiant ou l’étudiante au questionnement et à l’exercice du jugement critique; cela l’habitue à revenir sur sa façon de penser afin d’en considérer le bien-fondé. En conséquence, la formation en philosophie rend l’étudiant ou l’étudiante apte à interroger les évidences et à nuancer sa réflexion.
Nos devis ministériels optent donc clairement pour une conception conséquentialiste de l’enseignement de la philosophie au sens où c’est en raison de ses conséquences utiles et bénéfiques pour la formation des jeunes adultes que la philosophie prend place à l’intérieur de la formation générale au collège. Aussi, la didactique ainsi que la pédagogie de l’enseignement de la philosophie apparaissent incontournables. Un mauvais philosophe peut ainsi devenir bon professeur dans la mesure où il acquiert des habiletés pédagogiques. Inversement, un bon philosophe doit acquérir une formation de pédagogue en philosophie car la philosophie – entendons les œuvres philosophiques canoniques en particulier – ne suffisent pas à eux seuls à développer les habiletés de penser qu’on attend de l’enseignement de la discipline.
Peut-on être à la fois «déontologiste» et «conséquentialiste»? On ne peut, sans être incohérent, être adepte de l’un et de l’autre. On sait qu’en philosophie morale contemporaine, principalement dans la philosophie anglophone, le déontologisme et le conséquentialisme constituent deux éthiques radicalement opposées. Il se trouve également une autre éthique prenant le contre-pied deux précédentes, baptisée «éthique de la vertu». L’éthique des vertus ne propose ni de devoirs absolus ni ne tablent sur les conséquences bénéfiques pressenties des actions. Elle pose simplement que, pour devenir une excellente personne, il faut s’exercer à devenir ceux et celles qui ont excellé à cet égard.
Dans le présent billet, je défends une approche de l’enseignement de la philosophie faisant appel à l’éthique des vertus. Je vais d’abord décrire ce qui me semble être la conception qui est la nôtre de notre enseignement et qui renvoie pour l’essentiel au déontologisme de John Rawls. Comme on sait, le maître de Harvard a élaboré une philosophie politique libérale en opposition à ce qu’il a baptisé de philosophie «perfectionniste» qui rejoint pour l’essentiel l’éthique des vertus. Prenant la défense du perfectionnisme, je critiquerai la philosophie libérale de Rawls, et plaiderai pour une éducation intégrale de la personne visant à faire des jeunes d’excellentes personnes.
2. Le déontologisme de Rawls et l’enseignement de la philosophie
John Rawls adopta une conception déontologique de l’éthique et du politique et qualifia de «perfectionnisme» l’éthique conséquentialiste de l’utilitarisme ainsi que l’éthique des vertus remontant d’Aristote. L’eudémonisme aristotélicien veut en effet que le bonheur (eudaimonia) soit la fin qui commande toutes nos actions et, pour se faire, il faut apprendre à devenir de «bonnes personnes». D’où le vocable de «perfectionnisme».
Au siècle des Lumières, Kant s’est fait le pourfendeur de l’eudémonisme. Pour Kant, le bonheur est étranger à la morale. À ses yeux, le bonheur constituerait «l’euthanasie (la mort douce) de toute morale», écrit-il rageusement (Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu). Contrairement à Aristote, Kant croit que le but que vise l’être humain en agissant moralement, c’est de faire ce qu’il doit faire, point à la ligne; le bonheur étant secondaire par rapport au devoir. Que cela nous plaise ou non, pense-t-il, le devoir doit être accompli. Il n’y a pas plus déontologue que Kant. «C’est une chose de rendre un homme heureux, c’en est une toute autre de le rendre bon.», écrivait-il. (Fondement de la métaphysique des mœurs (1785), #442)
Dans une veine nettement kantienne, Rawls revendique le déontologisme contre le conséquentialisme (l’utilitarisme) et l’eudémonisme. Puisque, dans une société libérale comme la nôtre, le bonheur ou les conceptions de la vie bonne sont si diverses et controversées, tout ce qu’une société juste peut faire c’est d’arbitrer les conceptions du bonheur qui ont court tout en restant neutre. C’est que Rawls entend par le principe de «la priorité du juste sur le bien». Dans son monumental ouvrage, Charles Taylor – le co-président de la fameuse Commission qui porte son nom avec celui de Gérard Bouchard- écrit : « [La] philosophie morale a eu tendance à se pencher sur ce qu’il est juste de faire plutôt que sur ce qu’il est bon d’être, à définir le contenu de l’obligation plutôt que la nature de la vie bonne…» (Les sources du moi. La formation de l’identité moderne. Boréal, 1998, p.15) Notre philosophe national s’élève donc contre le principe rawlsien de la priorité du juste sur le bien pour le renverser : le bien a plutôt priorité sur le juste et, de la sorte, Taylor défend une éthique perfectionniste. Tout comme Taylor, je souscris au perfectionnisme.
À mon sens, l’approche libérale néo-kantienne de Rawls correspond parfaitement à la philosophie libérale implicite qui sous-tend notre enseignement de la philosophie au collégial. En gros, il ne s’agit en aucune façon de trouver ou de dire la vérité sur les théories philosophiques que nous enseignons, mais de procéder à l’examen critique de diverses théories philosophiques élaborées au cours de l’histoire. En fait, tout comme dans la société démocratique québécoise, en philosophie, nous sommes confrontés à ce que Rawls appelle le «fait du pluralisme raisonnable» , c’est-à-dire à la réalité des diverses conceptions raisonnables, rationnellement plausibles, de la vérité. Le professeur de philosophie, tout comme le citoyen d’une démocratie libérale, doit veiller à rester absolument neutre en ne prenant pas position sur les conceptions philosophiques controversées qu’il enseigne tout en invitant les élèves à développer de manière structurée leur propre opinion sur les théories controversées. C’est là autant le devoir du professeur que celui de l’élève. Voilà le déontologisme de Rawls appliqué au contexte de l’enseignement de la philosophie au collégial. Ainsi, selon le déontologisme rawlsien, ce n’est pas parce que l’étude de la philosophie vise à développer l’esprit critique qu’on doit d’enseigner la philosophie, mais parce qu’on doit exercer un devoir de justice point à la ligne.
3. Deux objections contre le déontologisme de Rawls
Partisan contre Rawls du perfectionnisme, je récuse la conception libérale rawlsienne de l’enseignement de la philosophie que je viens de décrire. À mon avis, la conception déontologique de Rawls est confrontée à plusieurs objections sérieuses qui la discréditent. Je me contenterai ici d’évoquer deux de ces objections.
a) le mythe de la neutralité
Le vœu de neutralité libérale constitue le plus grand mensonge de toute la modernité. Je soutiens que, malgré les apparences du contraire, un État libéral à la Rawls, se voulant pluraliste et «ouvert» à la différence, n’est pas du tout neutre au plan des valeurs et des conceptions de la vie bonne. On pourrait le montrer à l’aide de nombreux plusieurs exemples tirés de l’actualité. Considérons le cas de l'avortement.
Au Québec, comme ailleurs, le débat concernant l’avortement fut fort controversé. Il l’est toujours - surtout depuis que Mgr Ouellet en a rajouté récemment sur le sujet. Dans une perspective libérale, ce qui compte dans ce débat houleux, c’est de mettre entre parenthèses le problème moral et religieux afin de trouver une solution qui soit neutre au plan politique. Aussi, contournant la question de savoir si une vie humaine commence avec le fœtus (et à quel moment au juste), la solution libérale consiste à mettre entre parenthèses cette question et à faire valoir le droit égal pour les femmes, et de là, conclure que les femmes doivent être libres de choisir par elles-mêmes si elles veulent ou non avorter. Or, la stratégie libérale est trompeuse, car en adoptant la position «pro-choix», elle ne reste plus neutre sur la question morale et religieuse, car elle affirme implicitement que l’enseignement de l’Église catholique sur le sujet – à savoir que le fœtus est déjà une personne - est faux. En effet, si l’Église a raison, alors l’avortement est l’équivalent d’un infanticide, et les libéraux doivent alors nous expliquer pourquoi la liberté de choix a préséance sur le droit à la vie et justifie que, chaque année, des milliers de futurs citoyens sont ainsi tués. Ce qui précède n’est pas un argument «pro-vie», mais une objection démasquant la soi-disante neutralité libérale.
Comme je le disais, je pourrais multiplier les exemples . L’exemple qui précède révèle la fourberie de la pensée libérale puisque, sous couvert de neutralité, le libéral prend implicitement position.
Dans l’espace public libéral, en effet, toutes les morales et toutes les religions sont traitées sur un même pied. Toutes sont alors dépouillées de leur prétention à la vérité. C’est «le fait du pluralisme raisonnable», pour reprendre l’expression de John Rawls. C’est d’ailleurs pourquoi on accuse avec raison ce pluralisme d’être une forme déguisée de relativisme. Les morales et les religions sont aussi (ou tout aussi peu) valables les unes que les autres. Une fois dépouillée de leur vérité, sans se prononcer apparemment sur la vérité ou la fausseté de la question morale ou religieuse en litige, le libéral prend tout même implicitement position. Il faudrait désormais faire figurer le mode de pensée libérale parmi la liste des sophismes.
b) l’anti-réalisme
Les adeptes du pluralisme à la Rawls éprouvent un sérieux problème avec la vérité. La vérité, en effet, n’est autre, en bout de piste, que le consensus. Le pluralisme n’admet pas quelque chose comme une vérité indépendante. En effet, la justice résulte, selon Rawls, du moins dans le contexte d’une démocratie, consiste dans l’accord obtenu entre les participants discutant publiquement. La justice est procédurale : «…la justice procédurale pure s’exerce quand il n’y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct ; au lieu de cela, c’est une procédure correcte ou équitable qui détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu’en soit le contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée.» (Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, p. 118) Pour bloquer la régression à l’infini qu’engendre la justice procédurale, Rawls en appel donc au consensus obtenu. En fait, il est logiquement impossible d’arrêter la régression à l’infini. C’est la même chose pour ce qui concerne la vérité : c’est essentiellement une affaire de consensus obtenu à l’aide d’une procédure «correcte». Tout comme la justice, la vérité est procédurale. En somme, la vérité, c’est la procédure ; la fin, c’est le moyen. Or la procédure «correcte» établissant la vérité doit faire appel à une autre procédure «correcte» permettant d’établir la procédure précédente, et ainsi de suite.
Dans la conception rawlsienne libérale de la vérité, celle-ci n’existe pas indépendamment des jugements des citoyens, telle une autorité suprême, un dictateur, Dieu, ou quoi que ce soit d’autre : la vérité résulte de la convergence des jugements, c’est-à-dire de l’accord de tous. Tous peuvent donc errer ; ce qui importe, toutefois, c’est le consensus. Voilà la conception de la vérité qui est au cœur de déontologisme rawlsien.
Une telle conception est qualifiée en philosophie d’«antiréalisme» qui veut que la vérité soit conçue non pas comme une réalité objective existant en dehors de l’esprit des hommes ; elle constitutive de nos jugements. Comme l’écrit Roger Pouivet :
Tout ce qui existe est, au moins en grande partie, relatif à certaines options conceptuelles ou théoriques dépourvues de nécessité, et les choses ne sont ce qu’elles sont qu’en fonction de ces mêmes options. La notion d’une réalité absolument indépendante est dépourvue de sens. (Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, Paris, PUF, 2008, p. 133.)
Le réalisme, en matière de justice ou de vérité, affirme de son côté que
De larges secteurs de la réalité sont ce qu’ils sont absolument, c’est-à-dire indépendamment de nos options conceptuelles ou théoriques. Nous devons nous efforcer de faire correspondre ces options à ce qui existe et à ce que sont les choses indépendamment de nous. (Ibid.)
Qu’on ne vienne donc pas nous dire que le libéralisme politique de Rawls épouse le «pluralisme» puisque le libéralisme rawlsien est foncièrement antiréaliste. En fait, le libéralisme de Rawls est, de par sa nature même, moniste. Un véritable «pluralisme» épouserait autant le réalisme que l’anti-réalisme, ce qui n’est pas du tout le cas chez Rawls, comme on vient de le voir.
Au grand dam de l’antiréalisme, ce n’est pas une tare d’être réaliste. Au contraire. C’est la seule position raisonnable sur le sujet. Le réalisme implique donc le monisme. En effet, l’existence de la vérité implique logiquement qu’elle soit unique.
4. Une défense perfectionniste de l’enseignement de la philosophie
Il ne faut pas être grand clerc pour savoir que les professeurs défendent des philosophies, qu’ils chérissent certains auteurs et qu’ils en exècrent d’autres, tout en se drapant du voile du «pluralisme raisonnable». Bon nombre, par exemple, de mes collègues ne connaissent que la philosophie continentale française et ne savent à peu près rien des philosophes analytiques anglophones. Ils prisent Nietzsche, Husserl, Bergson, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Deleuze, Derrida, Foucault, etc. Leur enseignement est fortement teinté par la pensée de ces auteurs, et afin d’être politiquement comme il faut vis-à-vis des attentes ministérielles et départementales, ils se drapent sous le voile du pluralisme. Je ne les condamne pas car il ne saurait en être autrement puisque, que nous le voulions ou non, nous sommes tous monistes, c’est-à-dire que nous admettons, au fond, qu’il n’y a qu’une philosophie et certains auteurs que nous privilégions au détriment d’autres. Cependant, ceux et celles qui, comme Rawls, défendent le pluralisme se fourvoient; Rawls est un moniste qui s’ignore.
On confond souvent le relativisme avec le pluralisme. Bien souvent encore, les gens adhèrent spontanément au pluralisme une fois admise l’évidence de la diversité des cultures, des modes de pensée et de vie des populations qui nous entourent. Le relativisme diffère du pluralisme car il affirme que toutes les valeurs (relativisme moral) ou toutes les vérités (relativisme épistémique) se valent, qu’il n’y a pas de valeur ou de vérité qui soit supérieure aux autres. Le pluralisme signifie quelque chose de différent. Il affirme que toutes les valeurs ou toutes les vérités ne se valent pas (le pluralisme est donc différent du relativisme); il affirme en outre que certaines valeurs (ou vérités) entrent irrémédiablement en conflit.  C'est le cas par exemple du pluralisme moral chez Isaiah Berlin (voyez «Deux conceptions de la liberté» in Éloge de la liberté).
La position perfectionniste que je défends est moniste; je ne le cache pas et ne souhaite pas le cacher même si être moniste passe aujourd’hui comme politiquement déviant. La version néo-aristotélicienne du perfectionnisme que je défends n’est pas celle issue de la tradition aristotélicienne bien connue mais celle née en opposition à la pensée libérale de Rawls. Depuis quelques décennies déjà, des philosophes reviennent à Aristote et proposent une relecture de la pensée éthique et politique du maître du Lycée. Ces philosophes sont principalement anglais. Parmi les penseurs qui ont contribué à élaborer ce courant de pensée néo-aristotélicien, mentionnons : Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Rosalind Hursthouse, Alasdair MacIntyre et Bernard Williams.
Le perfectionnisme est une éthique des vertus. Sans entrer dans les détails, une éthique des vertus fait résider la valeur morale, non pas dans des devoirs (déontologisme) ni dans les conséquences des actions (conséquentialisme), qui s’exprime en termes d’obligation et d’interdiction, mais dans des traits de caractères des personnes. Dans une éthique perfectionniste de la vertu, on s’attache à louer ou à vanter l’excellence des gens, c’est-à-dire leurs traits de caractère que sont les vertus (grec, aretè, excellence) : leur fidélité, leur bonté, leur courage, etc. Examinons le cas du général Roméo Dallaire.
Dix ans après le génocide rwandais, Roméo Dallaire reste marqué par ce qu'il a vu et par ce qu'il n'a pu empêcher. Militaire de carrière, le lieutenant général Roméo Dallaire s'est surtout fait connaître de la population pour avoir commandé la mission au Rwanda, en 1993-1994. Une mission de paix manquée, puisqu'elle n'a pu empêcher un des pires massacres de l'histoire. Pourtant, le lieutenant général canadien n'avait cessé de réclamer plus de ressources et de presser la communauté internationale d'agir. En vain. Il s'est heurté à un mur d'indifférence et à une lourde bureaucratie. (tiré de: http://www.radio-canada.ca/nouvelles/dossiers/tetes/dallaire/index.html)
Même si on estime qu’il sauva la vie de 32 000 Tutsis et Hutus, d’un point de vue du conséquentialisme, le général n’a pu empêcher le génocide au Rwanda; donc, son action fut malgré tout désastreuse. Du point de vue du déontologisme, le général désobéit à l’ordre de la communauté internationale de se retirer du Rwanda. Enfin du point de vue de l’éthique de la vertu, nul doute que le trait de caractère – la vertu / l’excellence - de Roméo Dallaire fut son courage; c’est ce qui compte, c’est-à-dire ce qui possède une valeur morale. La volonté n’est ni bonne ni mauvaise en soi. On peut toutefois vouloir vertueusement (empêcher un génocide comme le général Dallaire) ou de manière malveillante (encourager un génocide). Il en va de même de la colère; elle n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même puisqu’on peut se mettre vertueusement en colère (s’indigner d’une injustice) ou entrer dans une colère impropre (s’irriter pour un rien).
Pour Aristote, l’habitude joue un rôle central dans la formation du caractère, c’est-à-dire des vertus, car c’est par l’habitude, l’entraînement, que se forgent les dispositions vertueuses au plan émotionnel et intellectuel. Sur ce point, l’éducation est déterminante : «Ce n’est donc pas une œuvre négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c’est au contraire, d’une importance majeure, disons mieux, capitale.», écrit Aristote (Éthique à Nicomaque, 1103b 24-25). D’où l’idée du «perfectionniste» de l’éthique des vertus au sens où cette éthique vise l’épanouissement (eudaimonia) de soi tant individuellement que collectivement.
Retournons à la question de départ: pouquoi enseigner la philosophie? La réponse de l’éthique des vertus veut que l’apprentissage de la philosophie habitue les jeunes à développer des «vertus / excellences intellectuelles», telles la sagesse et la sagacité, ce qui engendra leur épanouissement, du moins au plan intellectuel. En fait, l’éthique des vertus entend développer autant les vertus dites «morales» (telles le courage, la générosité, la modération, la justice, l’amitié, etc.) que les vertus intellectuelles. L’éthique des vertus ne sépare pas les vertus intellectuelles des vertus morales, car la personne courageuse (vertu morale) doit être aussi sagace (vertu intellectuelle).
L’enseignement de la philosophie au collégial ne vise en somme qu’à former la vertu intellectuelle des jeunes en oubliant les vertus morales. Cela s’explique par le fait que les libéraux que nous sommes préféront distinguer les questions de moralité de celles plus formelles faisant appellent uniquement à l’intellect et au jugement. La vertu / excellence se manifeste aussi dans le domaine savoir. D’après Aristote, «Par nature, tout homme désire savoir» (Métaphysique, livre I). Le savoir constitue en effet un élément essentiel dans la poursuite d’une vie épanouissante (eudaimonia). Je suis par exemple malade, et ne sais pas ce qui en est la cause. Puisque je considère que ma santé est précieuse pour mon bonheur, il va de soi que je désire savoir ce que j’ai. Le savoir sert de moyen pour parvenir à la fin – le telos - qu’est l’épanouissement humain.
Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, tient le savoir (épistémè) au nombre des cinq vertus / excellences intellectuelles permettant à l’âme (psuchè) de connaître la vérité (aléthèia).
Que doit-on entendre précisément par quelqu’un d’«intellectuellement vertueux»? Sans doute, au départ, il s’agit d’une personne consciencieuse, minutieuse, adorant la précision et la rigueur. L’être intellectuellement vertueux aime, il va sans dire, la vérité. C’est une personne qui fait confiance à son appareil cognitif, c’est-à-dire à la justesse de l’information que lui livrent règle générale ses sens et sa mémoire. Elle table aussi sur son intelligence. Elle est dotée d’une sensibilité et elle sait en particulier tirer parti de ses émotions. Bien sûr, elle sait comme nous tous que nous commettons souvent des erreurs, que nos sens nous jouent parfois (pas toujours!) des tours, qu’il arrive que notre mémoire nous fasse défaut, que nos émotions sont dans certains cas exagérées ou erronées. Malgré tout, la personne intellectuellement vertueuse se fait confiance. Si elle doutait systématiquement de ses capacités épistémiques, son existence serait insupportable. En somme, la personne intellectuellement vertueuse se fait confiance, malgré le risque d’erreur. Ainsi, le vertueux au plan intellectuel est celui ou celle qui ne prétend pas, du moins au départ, connaître la vérité mais qui ne prétend non plus ne pas être en mesure de la connaître. Le mot Diderot lui va comme un gant : «On ne doit pas exiger de moi que je trouve la vérité, mais que je la cherche.»
Être intellectuellement vertueux, c’est se savoir relativement fiable. Le mot «savoir» paraît sembler illégitime car, si pour savoir quoi que ce soit, il faut être intellectuellement vertueux, et que pour l’être, il faille savoir que notre appareil cognitif est fiable, il y a là une sorte de cercle vicieux. C’est effectivement un problème. Mais on conviendra qu’il est impossible de savoir qu’on puisse connaître quoi que ce soit en dehors ou indépendamment de nos capacités épistémiques. Comme disait Aristote : à l’impossible nul n’est tenu. Le partisan de l’épistémologie des vertus admet cette vérité de Lapalisse même si elle semble conduire à un cercle vicieux.
Être épistémiquement vertueux, c’est donc savoir que nos capacités épistémiques sont fiables. C’est aussi savoir que celles d’autrui sont également fiables. La place de l’autre ou de la communauté est cruciale. Très souvent, nos propres connaissances dépendent de celles des autres. Un ingénieur en bâtiment m’avertit que je dois réparer mon toit sinon il risque de s’affaisser. En acceptant son conseil, je fais confiance à ses capacités intellectuelles. Si quelqu’un me convainc avec de bonnes raisons qu’il a commis des erreurs d’appréciations et de jugements, je perdrai confiance en lui. Plus jeune, la personne épistémiquement vertueuse prit pour modèles des personnes dotées d’un bon jugement, qui donnaient des conseils avisés. Elle les a imitées et, aujourd’hui, elle sert elle-même de modèle à d’autres.
Le courage, la persévérance et la ténacité, ainsi que la fermeté, sont aussi des excellences au plan intellectuel. Il en va de même du doute. La personne vertueuse intellectuellement doute parfois d’elle-même et des autres. Ce qui importe, toutefois, c’est qu’elle se fasse d’abord confiance car elle ne peut douter au départ d’elle-même puisque le doute présuppose de «bonnes raisons» de douter; or, ces bonnes raisons excluent le doute. Celui de la personne vertueuse est mesuré : elle exècre autant la crédulité à tout crin que l’attitude dogmatique inébranlable. Comme le répète Aristote, la personne vertueuse au plan intellectuelle vise donc le juste milieu dans tout.
L’enseignement de la philosophie au collégial ne vise qu’à développer des excellences intellectuelles omettant les vertus morales. Comme tel, notre enseignement est incomplet, laissant en plan un grand pan de la personne humaine. Le perfectionnisme constitue la solution de rechange. Il admet que la vérité existe et qu’il est possible de la trouver lorsqu’on y met l’effort nécessaire et qu’on s’y emploie avec sagacité.
Nul doute que ce langage prônant la vertu et le retour de la vérité en scandalisera plusieurs. On le qualifiera de rétrograde et de passéiste. Je souhaite seulement que même si leur cœur penche favorablement du côté du libéralisme ainsi que de son pluralisme qu’ils examinent avec sympathie le perfectionnisme.
Il est clair que prétendre détenir la vérité fait peur et peut constituer un danger. Je ne me fais nullement le défenseur de tous les ayatollahs de ce monde. D’après ce qui précède, il est aussi clair que je ne plaide en aucune manière plus pour la fuite devant la vérité comme le font les adeptes du libéralisme et de son pluralisme rose-bonbon. Devant l’intransigeance et le dogmatisme des ayatollahs, la réaction des libéraux est également outrée. Pour éviter le discours des fanatiques religieux, les libéraux ont mis une croix sur la vérité. Il est certes méprisant, voire dangereux, d’affirmer que notre propre mode de penser soit supérieur à celui des autres, et que l’on possède la vérité. On peut en effet beaucoup apprendre d’autrui. L’homme de bien fera à cet égard preuve d’humilité et de prudence. Aussi, il est vain de plaider pour des principes de justice ou un système de droits qui nous contraindraient à respecter les autres. Comme l’écrit Allan Bloom : «John Rawls est un représentant de cette tendance presque caricatural : cet auteur a écrit des centaines de pages pour persuader les hommes de ne mépriser personne et il a même proposé un modèle de gouvernement qui les y contraindrait.» (The Closing of the American Mind) Aussi, devant le pluralisme de facto de notre société, la prudence nous invite-t-elle à la modestie. Elle ne nous convie surtout pas, par ailleurs, à s’aplatir complètement et à censurer la vérité. L’homme prudent évite autant Charybde et Scylla, c’est-à-dire autant l’arrogance, la superbe, d’un part, et la négation de soi, d’autre part. La fameuse «ouverture» que pourfend avec raison Allan Bloom ne serait au fond que la lâcheté à s’assumer; le manque de courage à s’affirmer; bref, il s’agit d’une sérieuse carence en vertu.
Le monisme que je défends est inclusiviste et non exclusiviste. Il tente de se placer à l’intérieur du point de vue de l’autre pour mieux le comprendre. Mais, pour bien comprendre l’autre, il faut d’abord bien se comprendre soi-même. C’est ce qu’on pourrait appeler le monisme inclusiviste. Le catholique, par exemple, peut considérer le bouddhiste comme étant lui aussi un enfant de Dieu qui reçoit tout autant la grâce et l’amour de Dieu. Le catholique est un moniste exclusiviste en ce qu’il croit qu’il n’y a pas de véritable salut en dehors de la rédemption en Jésus-Christ. Le Dalaï-lama est tout aussi un moniste exclusiviste. Il prêche que le bouddhisme est la médecine qui convient pour guérir l’humanité de son mal. Il admet pourtant qu’il existe différente médecine adaptée pour différentes personnes; de même, il admet qu’il existe diverses religions adaptées pour différentes cultures. Cependant, le Dalaï-lama reste convaincu que le bouddhiste est la véritable médecine dont a besoin l’humanité.
Qu’on soit catholique, bouddhiste, musulman, juif, etc., le monisme est exclusiviste, en ce sens qu’il prétend qu’il n’y a qu’une seule vérité et que celle des autres est fausse. Il n’empêche que cet exclusivisme puisse se doubler d’un inclusivisme. C’est cette position que je privilégie car elle fait appelle aux vertus de sagesse et de sagacité.
Pour toutes les raisons que j’ai avancées, le pluralisme apparaît indéfendable. Car, après tout, c’est le point de vue de Dieu, le point de vue de celui qui est complètement désincarné. C’est le point de vue de nulle part. Et ce qui est de nulle part, ne mène nulle part. Il faut y songer. Surtout lorsqu'il s'agit d'éducation. Car «educare» signifie littéralement conduire au bien.
Pourquoi enseigner la philosophie? Si le bien consiste à être des hommes et des femmes complets et épanouis, comme le prescrit l’éthique des vertus, l’étude de la philosophie est incontournable car, correctement comprise, la philosophie fait de nous des hommes et des femmes de bien, d’excellents êtres humains.

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