La fois dernière, j’ai commencé à chroniquer La totalité comme complot, de Fredric Jameson. J’en étais resté au moment (passionnant ;-) où je disais que cet ouvrage est bien sûr une analyse cinématographique, mais qu’il n’est pas que cela.
En effet, les analyses de Jameson évoquent également Thomas Pynchon, et plus particulièrement son roman Vente à la criée du lot 49, de même qu’ils lancent d’autres pistes de réflexion sur la société moderne puis postmoderne et la thématique du complot, prenant plus particulièrement pour paradigme l’assassinat de JFK : "Dans un autre texte, j’ai suggéré que l’assassinat politique paradigmatique des temps modernes (en Occident en tous cas) – celui de John Fitzgerald Kennedy – ne doit pas sa résonance à la signification politique de Kennedy (…) ce qui a rendu possible l’association presque systématique de l’assassinat en général avec cet assassinat particulier, ce fut l’expérience des médias : pour la première fois dans leur histoire, ils rassemblèrent pendant plusieurs jours une énorme collectivité, et nous donnèrent un aperçu d’une sphère publique utopique encore à venir."
Ces réflexions m’ont immédiatement fait penser à un ouvrage de Jean-Baptiste Thoret paru en 2003 chez Rouge Profond, qui s’intitule 26 secondes : l’Amérique éclaboussée (l’assassinat de JFK et le cinéma américain).
Dans cet ouvrage, Thoret évoque le petit film amateur (d’une durée de 26 secondes) de Zapruder et montre comment cette séquence va irradier tout le cinéma américain postérieur, en inoculant le soupçon dans un univers jusqu’ici "innocent".
J’ai repris 26 secondes et consulté l’index : le nom de Jameson y apparaît à plusieurs reprises, ce qui montre que Thoret connaissait évidemment les ouvrages (alors non traduits en français) de Jameson et que sa réflexion s’est inspirée des thèses de l’auteur américain.
Ce qui était particulièrement intéressant dans le livre de Thoret, c’était qu’il reliait cet événement fondateur (l’assassinat de JFK) à un autre événement selon lui tout aussi majeur : les attentats du 11 septembre 2001. Cela rajoutait donc un "étage" au raisonnement de Jameson, dont l’ouvrage date des années 90 (et qui n’avait donc pu anticiper cette catastrophe).
Thoret montrait qu’avec l’effondrement des tours du World Trade Center, un cycle (qui s’était ouvert avec la mort de JFK) s’achevait : "En 1963, le crâne du président des Etats-Unis constitue sans doute le centre du monde, il est dans l’imaginaire collectif le point nodal d’où partent les décisions, la matrice dirigeante. L’effet gore du film de Zapruder résulte précisément de ce constat : si le pouvoir est encore le fait d’un homme en chair et en os, l’image de sa destruction, elle, sera organique. Dans l’économie visuelle et politique des images du 11 septembre, les deux tours du WTC valent pour le crâne de JFK. Elles sont le nouveau centre d’un monde-réseau. (…) Mais le centre dont il s’agit est sans visage (…) donc forcément désincarné (…), un centre économique surtout : un réseau. Et lorsqu’il s’effondre, ce n’est plus de la chair qui éclabousse l’écran, mais de la poussière et des torrents d’informations."
Ici nous quittons la sphère du cinéma, et même de la représentation, pour pénétrer dans le champ du politique.
C’est, de fait, ce dernier niveau qui est traité in fine dans La totalité comme complot : car finalement, qu’est-ce que cette "totalité" dont il est question ? Jameson utilise cette jolie formule : "ce que Hegel, en procédant à son inventaire, appelait l’Esprit absolu, il faut de notre point de vue l’identifier désormais au Capital ; désormais c’est l’étude du Capital qui est notre véritable ontologie. Le nouveau système mondial, le troisième stade du capitalisme, est pour nous la totalité absente, le ‘Dieu ou la nature’ de Spinoza, le référent ultime (et peut-être le seul), le véritable fondement de l’Etre de notre temps."
Totalité absente ou totalité perdue ? Est-il encore possible de recoller les morceaux, re-agencer les fragments épars d’un monde et d’une culture en train de se perdre ? Ce sont ces questions plus que jamais d'actualité que pose Jameson, et c’est à nous tous, qui sommes entrés dans le nouveau "cycle" de l’après 11 septembre, de tâcher d’y répondre.