Départ des brumes
Lever douloureux. Difficile de dormir à 3800 mètres d'altitude. Mais les vrais héros comme moi ne s'embarassent pas d'un matelas, et préfèrent dormir à la dure, à même le sol vallonné. La prochaine fois, c'est promis, les vrais héros n'oublieront pas leur matelas.
Je sors de la tente. La vue sur la vallée est irréelle, encore nappée de brumes matinales; elle rappelle ces peintures des Montagnes Jaunes qu'on connaît des maîtres chinois, sur lesquelles on devine les sommets, les chemins, les gouffres plus qu'on ne les distingue. Décor mystique; on ne sait quelle vérité se cache derrière le voile.
Notre guide valeureux, Aluo, nous a promis une journée "de repos": une brève montée, puis de la descente et du plat. De quoi nous remettre des 2000 mètres de montée de la veille.
Ne pas le croire.
Ce que nous devons faire, aucune bête ne l'aurait fait (bon, parce qu'elle s'en fout). Il faut déjà qu'elle élise domicile dans cette région paumée; encore doit-elle renoncer à la télé pour se perdre parmi les cimes... Très peu pour elle. Elle préfère dormir sur les genoux de son maître.
Mais nous, qui ne sommes pas des bêtes, disons-le, nous pensons bien autrement. Nous avons des idées bizarres. Hier nous suivions un chemin depuis Qiunatong, demain nous en suivrons un autre, une montagne les sépare; à nous, aujourd'hui, de quitter le premier pour rejoindre le second en franchissant la troisième
Vers les cimes
L'estomac plombé d'un bon plat de nouilles, nous devons d'abord passer un col à 4200 mètres. L'ascension se fait à l'azimut, parmi les bruyères qui s'accrochent à la pente et auxquelles nous nous accrochons, transitivité oblige, sous le regard blasé des vaches à la rumination philosophe.
Chaque pas glisse sur le sol meuble, l'oxygène lui-même est trop couard pour se risquer si haut. A nos talon, la vallée immense; ceux qui s'arrêtent pour la contempler auront-ils la force de repartir? Je hasarde un clic hagard.
Et soudain la vallée opposée s'ouvre à nous, dans les mêmes habits de brumes merveilleuses que le campement d'où nous sommes partis.
Nous sommes sur une arête qui relie deux éminences; à nos pieds, la pente est presque verticale; on ne voit pas de chemin.
Contre un empire végétal
Et la descente débute. Pour contrer la pesanteur, nous griffons les arbuste, nous nous agrippons aux mottes herbeuses, nous forçons nos semelles à imprimer leur trace dans la chair de la pente.
Mètre après mètre, nous régressons en altitude; le col nous surplombe déjà de haut. Les brumes nagent à notre hauteur; bientôt nous pénétrons dans d'immenses massifs de rhododendrons.
La foulée des chasseurs a tracé un passage, le long duquel les racines sont mises à nues. Nous boitillons sur le canevas que forme leur enchevêtrement, glissant sur celle-ci, nous rattrapant à celle-là, brisant une branche morte, nous effondrant dans une flaque de boue, nous agrippant à un rameau plus vif et reprenant notre équilibre.
Ce segment d'altitude est sous le règne du rhododendron. Pas un pouce carré qu'il ne recouvre, pas un repli de terrain où il ne s'entremêle. Son territoire s'étend à perte de vue, dans un seul même massif aux proportions démesurées.
Descendus encore un peu, nous nous arrêtons près d'un lac glacé qui limite un névé. Au loin, les mêmes brumes envoûtantes planent.
Le ciel n'est plus visible. Les arbres aux formes torturées semblent se battre pour la lumière, tandis que leurs racines se livrent à un pugilat immobile. Nous marchons moins sur le sol que sur un peuple de racines, qui s'épand et s'épanouit en trois dimensions.
Un semblant de chemin désigne la route à suivre. Aluo y gambade comme un chamois. Perclus, haletants, portant la fatigue de la veille, nous butons et manquons nous étendre à chaque pas. En montant la Grande Muraille, je me plaignais de l'irrégularité des marches; ici, toute régularité a succombé sans combat aux forces immenses qui s'affrontent. L'espace n'est pas réglé, il est rempli.
Et comme à l'accoutumée, Aluo craint la pluie qui, dit-il, tombera dans un quart d'heure. Pour nous distraire, il enflamme l'écorce d'un conifère; l'arbre s'embrase, le feu l'embrasse.
Un bruit à nos oreilles: le son d'une eau qui court. Bientôt nous la suivons, elle se jette dans un cours d'eau plus large. La pluie commence à tomber. Nous mangeons un brin.
Et c'est un long cheminement, à travers fourrés, forêts, champs, rivières. Nos silhouettes fantomatiques se succèdent dans la végétation trop verte pour être franche.
La pluie a déjà fait monter les eaux. Seuls nos pieds étaient restés biens secs; aux endroits où la rivière a recouvert le passage, nous traversons à gué. Et nous poursuivons, désormais sans un poil de sec.
Petit miracle sur un étang longé: un bonsaï façonné par les éléments.
Un petit paradis
Et soudain nous sommes au camp nomade où nous passerons la nuit (西撒牧场扎营). C'est un paradis à la fois miniature et grandiose.
L'écrin est à la mesure des géants. La neige des sommets fond en cascades qui se précipitent dans la vallée et fusionnent dans la rivière qui coule au bord du camp nomade. Autour de nous, les cimes sont acérées, leur relief accroche l'œil dans la lumière du soir plus douce.
Comme certains se lavent courageusement dans cette eau bien attirante, on vient nous dire de ne pas la salir, et de réserver nos ablutions au segment en aval du village. Quid des excréments ovino-bovins? Xunzi l'a bien dit: nous avons une culture car nous sommes des hommes, et nous sommes des hommes car nous avons une culture.
Et l'heure du dîner approche. Le soleil incliné illumine la fumée des fourneaux; le contraste est éblouissant avec la tranquille obscurité à laquelle les maisons de bois s'abandonnent.
Je m'attarde à goûter l'heure exquise.
Kunming est à 4 heures d'avion de Pékin. Liuku est à une nuit de bus - 12 heures - de Kunming. Bingzhongluo est à 7 heures de Liuku dans cette vallée du Nujiang. Qiunatong prend 1 heure de minibus. Notre campement de la veille voulait 9 heures de marche. La traversée du jour nous a bien pris 7 heures.
40 heures au total pour dénicher un petit paradis - cela fait une semaine de travail, non?