À l’entrée de l’exposition de portraits de Koos Breukel à la Maison Européenne de la Photographie (jusqu’au 31 octobre) le premier visage que j’ai vu, m’accueillant sur le premier pignon n’est pas un visage. Il y a certes un torse, des épaules, des cheveux et des poils de barbe blancs, mais à la place du front, des yeux, du nez, de la bouche, je voyais, de loin, une masse grise, indistincte. Me souvenant que l’exposition, nommée ‘Faire face’ est (en partie) consacrée aux estropiés de la vie, victimes d’accidents, malades, aveugles, j’ai craint, un bref instant, que ce ne soit là le portrait d’un homme atteint d’une maladie particulièrement horrible, une sorte d’éléphantiasis faciale répugnante. De plus près, avec un certain soulagement un peu lâche, j’ai réalisé que le modèle avait caché son visage dans son béret. Et ce béret gris, arrondi, doux, presque pelucheux, ressemblait étrangement à un sein féminin, d’autant plus qu’il était, comme tout béret, agrémenté d’une légère protubérance tout à fait évocatrice. Ce ne serait qu’une anecdote si le modèle n’était un photographe hollandais méconnu (mais ma fréquentation de Tichy me l’avait fait découvrir), Gerard (ou Gerrit) Petrus Fieret, mort en 2009 à 85 ans, tout aussi voyeur et obsédé que son comparse moldave, et qui, de plus, prenait possession de ses sujets, en quelque sorte, en tamponnant frénétiquement ses tirages avec son copyright. Aurait-on pu imaginer portrait plus approprié pour ce farceur obsessionnel ?
C’est tout le talent de Koos Breukel que de savoir révéler dans ses portraits une tension, une vérité rarement mises à jour. Bon nombre de ses sujets montrés ici sont des artistes (Arno Nollen, Rijeka Dijkstra, Lucian Freud, hypnotique et saisissant), mais la plupart sont, comme le dit le titre, des gens qui ont dû se battre pour survivre. pour chacun, on se demande quelle est la faille, la blessure : enfant rescapé d’une catastrophe aérienne, grande brûlée, homme balafré, aveugles ou dotés d’un oeil de verre (c’est le travail, en couleur, que je connaissais déjà, Cosmetic View, passionné que je suis par ces photographies de sujets aux yeux morts, intenses et insaisissables; ci-contre Maarten 2004).
Dans ce registre, le plus étonnant est la série de six photos, à la fois fascinantes et repoussantes du dos décharné de l’acteur et poète Michael Matthews (1995) à la peau craquelée, écaillée, lézardée, qu’il photographiera jusqu’à sa mort (‘Hyde’). Sans doute le fait que Breukel a lui aussi frôlé la mort le rend-il plus sensible à ces détresses. En tout cas son talent de portraitiste empathique est remarquable.
Vers la fin de l’exposition, il est une étrange photographie de deux mains, assez fines, mais terriblement tachées, comme même la nicotine ne peut le faire; les ongles sont courts, sales. La peau est rougeâtre, presque gercée. Une paysanne, sans doute. Ce sont les mains de la photographe Sally Mann, et ce n’est pas tant son passe-temps de fermière qui l’a rendue ainsi, que sa pratique photographique au collodion; a-t-elle, par une coquetterie inversée, préféré que Breukel photographie ses mains plutôt que son visage ?