Catarectomie

Publié le 09 septembre 2010 par Anargala

L’Eradication des ténèbres[1]

La tradition kaula est au cœur du tantrisme. "Kaula" car elle est la tradition de la famille (kula) de Śiva. Par l'initiation kaula, on devient soi-même un fils ou une fille de Śiva et de la Déesse, on entre, dit-on, dans la Grande famille des êtres qui participent à la libre création divine.

Voici des extraits d'un texte kaula archaïque, en langue « du Seigneur » (aiṣa), c'est-à-dire dans un sanskrit irrégulier. Plus un texte est ésotérique, plus les barbarismes sont nombreux. Les autres points forts de la tradition kaula - pareille à un arbre avec ses branches variées - sont la Gnose salvatrice, l'initiation par transmission directe du maître au disciple, le corps, l'intensité de l'expérience. Le manuscrit, ancien, est publié sur le Web par Somadeva Vasudeva.

Chapitre 1 : Le Site de la révélation de l’enseignement kaula

Sur le mont Kailāśa, Śiva-Bhairava a cinq faces et seize bras est entouré d’innombrables êtres divins et de yogins accomplis. Bhairava « tire sa grande langue, dont émane l'Enseignement (kaula) » (1.13 cd).

« Les homme stupides et pécheurs, qui se détournent du nectar de l’enseignement kaula , égarés par l’absence de connaissance (ajñāna), se prennent dans le filet des enseignements (religieux et mondains). Ils ne connaissent pas la suprême félicité, le suprême nectar qu’est la gnose de la Famille (divine=kaula)[2]. »

Chapitre 3 : Louange de la pratique kaula et critique du śivaïsme commun

« Fiers de leur savoir, ils dégénèrent (kugatigatāḥ). Se satisfaisant du sens des syllabes, obsédés par le sens des traités et des Védas, ceux qui savent (ce) sens sont égarés. Ils ne trouvent pas la paix suprême. Même avec des millions de livres, d’où viendrait la Gnose ? » (3.1-4)

« Dépourvus de la gnose kaula, les hommes se complaisent dans la bonne conduite (vinaye). » (3.5cd). Puis, Bhairava énumère les pratiques rituelles et yogiques que l’on trouve prescrites (par lui !) dans les traités.

« Au contraire, ceux qui connaissent la méthode de ce principe qu’est la Gnose, qui ne se satisfont pas du śivaïsme ordinaire, tous s’attachent aux grands êtres et aux yoginīs. Les adeptes de la ‘bonne conduite’ (vaineyikāḥ) ne sont que des insectes ! » (8.8-9)

Chapitre 4 : Comment la Déesse se manifeste dans le corps

« La Déesse est omniprésente dans le cœur de tous les êtres incarnés. Elle est éveillée par le joyau que sont les préceptes de la gnose. » (4.2)

« Celui qui est, dit-on, inconcevable, c’est Śiva, la cause suprême. La Puissance de ce Seigneur est divisée en Son (nāda) et Lumière (bindu). Et il suffit de l’énoncer pour que le signe (de l’accomplissement) se manifeste (immédiatement)[3]. » (4cd-5ab)

« (D’abord), se produit une paralysie (stobha) de son corps. En s’exerçant, on perçoit le divin présent dans le corps, Ô Déesse ! En trois mois, il y a vision des yoginīs. Ô belle aux yeux de gazelle ! Il verra les dieux divins se tenant dans leurs palais (vimāna). » (5cd-7ab)

Les vers 8 à 10 se retrouvent dans le Śāktavijñāna (ŚV 19-21) attribué à Somānanda (et traduit par Lilian Silburn dans La Kuṇḍaliṇī ou l'Energie des profondeurs).

« D’abord son [tasya, dans le ŚV] cœur tremble. Puis la base du cou [uccāra ou dvāra ?] et la tête. Ce sont les signes d’un dépassement du saṃsāra. Elle fait tournoyer de cette manière, l’un après l’autres, les membres principaux et secondaires. Le corps entier titube, en raison de la puissance de cette Science (vidyā) kaula (ou « correcte » - samyak – selon le ŚV). Quelles que soient les modifications que cet état forge pour lui, on ne doit pas avoir peur : la suprême Maîtresse joue. »

« Pour les adeptes, elle est le maître sous la forme de la Puissance du désir. Elle engendre dans le corps la félicité de l’amour. Elle est la Suprême, purificatrice des péchés. » (12)

En 14ab, 7ab est répété.

"Sans effort délibéré (acetanam), on est totalement possédé par la Puissance de Rudra, possédé sans interruption (nitya). Et il y a réunion avec les dieux célestes, cause de la suprême félicité, qui procure à la fois la délivrance et les jouissances de tous les mondes. La totale possession par la Puissance de Rudra se produit dans la vue et l’ouïe. Qui est ainsi uni, Ô belle aux yeux de gazelle, ne connaît ni le jour ni la nuit. En vérité, il ne connaît ni faim ni soif. Ses organes ne tombent pas malades. Naissent joie et satisfaction. Il est perpétuellement heureux. (...) Il prend des poses, fait des gestes sacrés (mudrā). Il frémit, chante et dance de nombreuses manières. » (14-19ab)

Chapitre 5 : Les résultats de la pratique des préceptes kaulas

L’adepte obtient tous les accomplissements dont parlent les traités. Ces préceptes doivent à tous prix rester secrets.

Chapitre 6 : Signes que l’on est possédé par la Puissance de Rudra

La Déesse est omniprésente dans le corps de tous les êtres incarnés.

« Grâce au joyau que sont les préceptes Kaula, l’adepte acquiert la vision divine. Celui qui avait les yeux fermés voit alors directement (pratyakṣa) la Yoginī. D’abord, il voit une simple ombre. S’il s’exerce encore et encore, la forme de ce yoga se développera. Il voit celle qui a une forme bleu foncé (kṛṣṇa), sous une forme paisible ou bien courroucée, parée de nombreux ornements. Lorsque ce qui est vu se dissous (ensuite), la (Puissance de Rudra) est vue sous de nombreuses formes. Sans interruption (nityam), le (yogin) voit toutes les mères qui se tiennent dans le ciel. La joie au cœur, il les contemple entourées d’adeptes de formes terribles et effroyables. » (10-14)

Chapitre 7 : Dans le ciel, l’adepte voit les trois mondes

« Voyant peu à peu les formes célestes/divines, comment ne serait-il pas délivré ? »

"Le seigneur des adeptes qui pratique sans interruption voit les trois mondes en leur totalité. Il voit distinctement l’œuf de Brahmā, (c'est-à-dire l'univers entier). Par delà, il atteint Śiva. Premièrement, il voit une forme à la fin du rêve, les yeux fermés. Grâce à une pratique ininterrompue, il y a vision des dieux par les facultés sensorielles (pratyakṣa). Il entend même leurs paroles. Il les touche et les sent. Par l’excès de sa puissance le souverain des adeptes dont l’esprit est inspiré par la vérité voit dans le ciel la forme divine de tous les mondes. » (2-5ab)

"Il crée toutes sortes de poésies et de chants charmants qui ravissent les hommes et les femmes. Il voit tous les êtres et les mondes, les cités, les villages".

« Il fait apparaître diverses lettres dans l’espace. » (10cd)

« Celui qui pratique le yoga kaula atteint rapidement le royaume de la paix. » (17ab)

Chapitre 8 : Les « cinq joyaux »

« C’est de la bouche du maître qu’on obtient les préceptes sur la Puissance de Rudra. Sans cette Puissance de Rudra, aucun mantra, aucun tantra, aucune récitation, même réputée (mahato’pi), ne porte fruit. Celui qui ne sait pas que la possession par la Puissance de Rudra est le cœur de toutes les vidyās et la vie des mantras, ne peut rien accomplir. La Gnose kaula ne peut être écrite. Elle repose dans la bouche du maître. Transmise de bouche à oreille, elle ne peut être transmise à distance. Les cinq joyaux que l’on ne doit pas écrire dans les livres sont les préceptes sur le son, sur le yoga, sur la contemplation, sur le recueillement et sur les mantras des divinité féminines (vidyā). » (2cd-6cd)

Chapitre 9 : Comment visualiser la Puissance suprême, caractéristiques du maître

« Ô Déesse, un vrai maître est difficile à trouver ! » (21c)

« Ô souveraine des dieux ! Bien éduqué, il sait le sens de nombreux livres. Celui qui n’est pas éduqué est un imbécile, qui ne sait le sens d’aucun livre. » (24-25)

Chapitre 10 : Les caractéristiques du disciple

On ne doit pas accepter comme disciples les colériques, les handicapés (hīnānga, 2d), les chasseurs, les logiciens (tārkika), les ritualistes engagés dans d’autres observances, ceux qui ont une voix de corbeau, les illettrés, ceux qui rompent leurs promesses (samayadṣaka), qui ont les dents noires, ceux qui méprisent les brahmanes, les dieux et les maîtres, les nihilistes, les sadiques, ceux qui ne remplissent pas leur devoirs, les intouchables (antyavarṇakaƒ, 13cd). On doit donner les préceptes même à un barbare (mleccha), mais il ne pourra les transmettre à son tour (24ab).

Chapitre 11 : Deux sortes de yoga

« (L’accomplissement) kaula est prouvé par perception directe (pratyakṣa), dans ce monde-ci et dans le prochain. » (21ab)

« Il est très difficile de trouver le divin maître qui donnera les préceptes célestes. Ici-bas, nombreux sont les maîtres aux creuses paroles, sans preuves. » (24cd-25ab)



[1] Litt. « Retirer la cataracte des yeux » (timirodgh€˜aŠam).

[2] Kula, litt. « la famille » des yogin…s, désigne principalement le corps et l’univers.

[3] Le signe principal de la possession par Śiva - ou plutôt sa Puissance (rudraśakti) - est l'évanouissement, voire la mort. Les autres symptômes de la Grâce sont énumérés ensuite, comme dans tous les tantras kaulas.