Pourquoi avoir exclu Antonov de l’appel d’offres KC-X ?
De grands auteurs anglo-saxons pourraient y trouver une solide source d’inspiration : que s’est-il vraiment passé au poste de garde de Wright-Patterson Air Force Base, le 9 juillet, entre 13 h 30 et 14 heures ? Qui se cache au sein de la petite société californienne U.S. Aerospace ? Que cherche son patron, Michael C. Cabral ? (notre illustration). On aimerait qu’il en dise plus, qu’il dise tout, et on lui enverrait volontiers des conseillers de haute volée, par exemple Black et Mortimer.
L’enjeu ne serait pas considérable, on prendrait le parti d’en rire, de moquer le côté réglo et absolutiste de certains Américains, qu’ils soient en civil ou en uniforme. Mais l’humour n’est pas de mise, d’autant qu’on peut craindre l’existence au cœur de cet imbroglio d’un petit secret d’Etat qui ne sera peut-ętre pas étalé au grand jour, męme quand il y aura prescription.
Reprenons les faits. Le Pentagone a publié il y a quelques mois un appel d’offres (pour la troisičme fois), appelé KC-X, portant sur la livraison d’un lot de 179 ravitailleurs en vol capables de remplacer des Boeing KC-135R vieillissants. Date limite de remise des propositions : le 9 juillet, ŕ 14 h, ŕ Wright-Patterson AFB, dans l’Ohio. Le 8, c’est-ŕ-dire avec une marge de sécurité de 24 heures, un représentant d’EADS North American a déposé les volumineux dossiers correspondant ŕ la proposition dite KC-45A, A330-200 militarisé. Le lendemain matin, c’est un délégué de Boeing qui en a fait autant, porteur de l’offre KC-767.
Jusque lŕ, tout était Ťnormalť. La suite de l’est pas. A 13 h 30, semble-t-il, plus tard disent certains témoins, un troisičme larron s’est présenté au poste de garde, porteur d’une autre offre, celle de U.S. Aerospace, basée sur un dérivé biréacteur de l’Antonov An-70 ukrainien. Apparemment, les caméras de surveillance de Wright-Patterson étaient en panne et, pire, certaines personnes présentes ŕ ce moment-lŕ ont ensuite été victimes d’un méchant trou de mémoire.
Etait-il 13 h 30 quand le représentant d’U.S. Aerospace est arrivé, in extremis, il faut bien le dire ? Oui, s’entendent dire les enquęteurs. Non, il était au moins 14 heures, affirment d’autres interlocuteurs. Un savant recoupement permet de supposer qu’il était peut-ętre, en réalité, 14 h 05. Sans ce cas, l’heure limite était dépassée, l’offre déposée avec retard ne pouvait ętre prise en considération. Cinq minutes ! Cinq minutes pour une offre d’un montant estimé ŕ 35 milliards de dollars, autrement dit un retard ŕ 7 milliards la minute. Du jamais vu !
Depuis lors, disons-le tout de suite, on a appris que l’offre U.S. Aerospace/Antonov se montait ŕ 29,5 milliards, ce qui revient ŕ dire que le curieux attelage ukraino-californien se préparait ŕ casser les prix et, peut-ętre, ŕ emporter le marché. Ce qui aurait évidemment fait désordre. Mais cela, personne ne pouvait s’en douter, ŕ ce moment-lŕ. Et, quant ŕ la suite, les avis divergent, les analyses se contredisent et chacun y perd son texan. L’heure, c’est l‘heure, ont dit et répété des gradés au ton assuré. Cinq minutes ou plusieurs jours, c’est du pareil au męme, c’est toujours un retard. En plus, ce n’était pas l’heure des embouteillages et l’émissaire d’U.S. Aerospace, qui ne connaissait pas les lieux et n’aurait pas trouvé la bonne entrée du premier coup, aurait dű procéder ŕ une reconnaissance préalable des lieux –ce qu’il n’avait pas fait- pour éviter le risque de se perdre lamentablement.
Ce scénario paraît singuličrement trop simple pour ętre vrai. Mais oů est la vérité ? S’agissait-il d’éviter ŕ tout prix qu’un prétendant ukrainien retienne l’attention ? Ecarter EADS s’annonçait déjŕ suffisamment difficile ! Que dire, alors, d’un concurrent venu de Kiev, via la Californie ? U.S. Aerospace, petit équipementier installé ŕ Santa Fe Springs, a-t-il commis une dangereuse erreur, pire, une faute de goűt, en se glissant dans la cour des grands ? Ailleurs, ces questions auraient tôt fait de tomber dans les oubliettes de l’Histoire militaire. Ce ne sera peut-ętre pas le cas parce que l’affaire se passe aux Etats-Unis. Et que Michael C. Cabral entend bien défendre de toutes ses forces ses droits et ceux de son partenaire Antonov.
Les acteurs de l’ombre qui croyaient déjŕ ętre débarrassés de lui en sont pour leurs frais. Le sémillant directeur général a déposé une plainte urgente auprčs du Government Accountability Office, lequel statuera dčs le 6 octobre. C’est-ŕ-dire plusieurs semaines avant le choix du KC-767, pardon, de l’annonce du choix, KC-767 ou KC-45A. Si le GAO estime normal qu’une Breitling puisse avancer ou retarder de 5 minutes et rétablit U.S. Aerospace dans ses droits, il y aura du sport. Il ne manquera alors qu’un fond musical d’Ennio Morricone et une équipe de redresseurs de torts conduite par Michael Crichton pour accueillir Black et Mortimer.
On croit ręver. C’est du Desproges, en anglais dans le texte, lŕ oů chacun de nous croyait que l’humour ne pénétrait jamais, pas męme par effraction. Si c’était possible, c’est toute la hiérarchie de Wright-Patterson AFB qui devrait recevoir le prix spécial du jury. Un Oscar ŕ 35, pardon, ŕ 29,5 milliards de dollars.
Pierre Sparaco - AeroMorning