Don DeLillo publia Body Art après Outremonde ; Minard, Bastard Battle après Le dernier monde ; Senges (cette année), Etudes de silhouette après Fragments de Lichtenberg. Un cliché veut qu'après un effort longue durée, l'écrivain a besoin d'une respiration. Un autre cliché veut que cette petite respiration est mineure, le critique ou le lecteur paresseux confondant « moins de pages » avec « moins bien », preuve, s'il en fallait encore, que même dans ce domaine, on confond souvent quantité et qualité. Un troisième cliché, bien utile pour contrecarrer les usages intempestifs du second, est d'évoquer « le petit bijou ciselé » qu'est le roman de moins de 180 pages afin de bien montrer que, s'il est moins long, c'est que tout le gras, les scories et les parties les moins nobles ont été enlevées pour ne laisser qu'un joyau certes bref mais tellement plus beau – Less is more et, en plus, camarades lecteurs, ça se lit plus vite. Après Zone, Mathias Énard publie Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, 154 pages « précises et ciselées comme une pièce d'orfèvrerie » selon l'éditeur. Autant dire qu'on pourrait partir en roue libre. Mais voilà, de nos trois clichés, il y en a au moins deux que ce roman dément : ni mineur ni respiration. Pour le bijou, je ne fréquente pas assez la place Vendôme.
Lors de son séjour à la Villa Médicis, Énard était tombé dans Les Vies de Vasari sur la mention d'une commande faite à Michel-Ange par le sultan Bajazet : un pont sur la Corne d'Or à Constantinople. L'histoire n'avait retenu que le projet antérieur de Léonard de Vinci (relancé par Erdogan en 2006, après plus de 500 ans dans les tiroirs). De cette découverte, Énard fait Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, récit fictionnel d'une anecdote dont on ne sait pas grand-chose. L'invitation du Sultan tombe alors que Michel-Ange a fui Rome, outré par le traitement qui lui a été réservé. Il prend pour quelques mois la direction de la capitale ottomane, le temps de plancher sur son premier projet architectural. Énard l'y fait fréquenter marchands florentins et pages génois, un vizir, un sultan entr'aperçu et le poète Mesihi de Pristina (véritable vedette de ce roman : à l'humble sens de cet humble lecteur, il s'agit du personnage que l'auteur parvient le mieux à faire bondir de la page).
Zone avait fait couler beaucoup d'encre à sa parution et avait été qualifié un peu vite de roman expérimental par des gens qui devraient pourtant être un peu plus perspicaces. Certains lecteurs, effrayés par cette phrase de 500 pages, ont fui ce grand roman qui s'approche sans doute plus d'une tradition moderniste déjà devenue classique que d'un radicalisme contemporain. Heureusement, le succès a tout de même été au rendez-vous. Si Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants n'est pas une pause respiratoire dans l'œuvre d'Énard, le changement de rythme – d'écriture comme de lecture – est notable. On dirait presque que les phrases sont plus courtes… (Ce n'est d'ailleurs pas qu'une blague : au final, je ne connais pas beaucoup de lecteurs de Zone ayant eu des problèmes pour choisir l'endroit où s'arrêter à la fin de leur séance de lecture du jour.) La narration avance à coups de brèves sections de deux ou trois pages, parfois moins, et les métaphores sont moins omniprésentes, ce qui en augmente d'ailleurs l'impact.
Bien que les difficultés de Michel-Ange à se mettre au travail et les peurs quant à la réaction du pape occupent l'essentiel du récit, on retiendra d'abord les descriptions d'une des plus grandes villes d'Europe au 16e siècle, ses bruits, ses ambiances, ses fragrances ainsi que les sentiments ambigus d'un trio inconscient entre le sculpteur devenu architecte, le poète Mesihi et une danseuse juive andalouse qui met en évidence une histoire trouble allant bien au-delà du Constantinople de 1506. Et c'est là que se confirme une intuition née il y a longtemps : Zone semble être le totem énardien, le roman qui domine et dissèque la zone géographique qui l'obsède, de La perfection du tir à Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants. Et ce petit dernier n'est pas un apport mineur à cette cartographie, ni une respiration ou un détail. En effet, il délaisse les conflits de Servain pour évoquer quelque chose de distinct et d'essentiel : ici, Énard nous parle « d'amour et de choses semblables ». Après le portrait de la barbarie, le dessin de la méditerranée en mère-patrie de conflits millénaires, il était visiblement l'heure de parler d'autres types de liens, de dire l'amour et la beauté. Michel-Ange qui pactise un temps (la trouille au fond du ventre) avec l'ennemi, le trouble qu'il ressent dans cette relation avec la danseuse juive expulsée lors de la reconquista et la passion silencieuse de Mesihi forment un nœud pas exempt de lames et de sang mais qui illustre essentiellement de liens historiques profonds, un passé commun pas nécessairement impossible à retrouver, surtout dans une ville qui ne cesse de vouloir retrouver sa place européenne.
Une fois ce subtil roman refermé, une dernière sensation fait surface. Une conviction, plutôt : que Mathias Énard est un classique moderne et qu'entre les rances passéistes et les trop nombreux ultramodernes pataugeant dans le néant de leur médiocrité, c'est loin d'être rien.