Voici une curiosité littéraire que n’auraient sans doute reniée ni Borges, le saint patron des bibliothécaires, ni Alberto Manguel, son émule avoué, lecteur impénitent et bibliophile universellement reconnu. À sa façon, Firmin, le héros de ce roman est également un passionné de livres, sauf qu’il l’est d’une manière plutôt originale. C’est que, voyez-vous, Firmin est un rat. Non pas au sens figuré du terme mais bien au sens littéral: un rongeur avec une longue queue et de petites dents pointues.
Par un tour curieux du destin, sa passion des livres, il la doit un peu à son inculte de mère qui, ayant abouti par hasard dans le sous-sol d’une librairie au sortir d’une poursuite dont ces mammifères sont coutumiers a, par commodité, décidé d’y élire domicile. Alors que ses frères et sœurs ne semblent destinés qu’à reproduire le comportement atavique de leur espèce, Firmin, porté par un appétit essentiel, dévore les livres d’une couverture à l’autre, littéralement. Mais peu à peu, de manière imperceptible, ce désir du ventre fera place à un autre un besoin plus subtil dicté par l’intellect, celui de satisfaire la sensibilité d’esthète dont ce rat est improbablement doté.
Dans les premiers temps, mon appétit était primitif, orgiaque, imprécis, goinfre – une bouchée de Faulkner ou une bouchée de Flaubert, je ne faisais pas la différence -, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour discerner quelques nuances. J’ai tout d’abord remarqué que chaque livre avait un goût propre – sucré, aigre, amer, aigre-doux, rance, salé, acide. J’ai également constaté que chacune de ces saveurs – puis, au fur et à mesure que mes sens s’aiguisaient, que la saveur de chaque page, chaque phrase et finalement chaque mot – s’accompagnait d’une série d’images et de représentations dont je ne savais pourtant rien vu mon expérience très limitée de la prétendue réalité: gratte-ciels, ports, chevaux, cannibales, arbre en fleur, lit défait, femme noyée, garçon volant, tête tranchée, ouvriers levant les yeux aux hurlements d’un idiot, sifflet d’un train, rivière, radeau, rayons obliques du soleil dans une forêt de bouleaux, main caressant une cuisse nue, casemate dans la jungle, ou moine agonisant. (pp. 31-32)
L’imagination fébrile de Firmin lui tiendra lieu de rempart contre la solitude. Mais les romances lues dans sa librairie bien aimée tout autant que les films projetés au cinéma Rialto voisin lui forgeront une âme romantique dont le prisme déformant sera du plus fâcheux effet lorsqu’il y aura lieu d’envisager froidement la réalité. Quand on est un rat qui se prend pour Fred Astaire, on court tout droit à la catastrophe…
Quand j’imagine une phrase du style: « La musique s’évanouit et tous les regards se braquèrent sur Firmin qui se tenait à l’entrée de la salle de bal, l’air distant et déterminé », je ne me représente pas un rat décharné et rétro-prognathe. L’effet produit par l’apparition d’un tel personnage serait très différent. Non, je vois toujours une espèce de doublure de Fred Astaire: taille fine, jambes longues et menton en galoche. Parfois, je suis même habillé comme Fred Astaire. Dans cette scène en particulier, je porte une queue-de-pie, des demi-guêtres et un chapeau haut de forme. Jambes croisées au niveau des chevilles, décontracté, je m’appuie sur une canne à pommeau d’argent. (pp. 97-98)
On pense à Ratatouille, le rat gastronome, bien sûr. Comment ne pas faire le rapprochement. Firmin pour sa part cultive le rêve de devenir un écrivain. Le roman débute d’ailleurs par une intéressante réflexion du rat lettré sur les premières phrases des romans, réflexion que j’aurais sans doute ajoutée à mon propre billet sur le sujet (voir ici) si j’en avais eu connaissance à l’époque:
Tout au long de cette vie de dur labeur dédiée à l’écriture, je n’ai jamais livré combat aussi viril – oui, viril c’est le mot! – que pour donner une forme à ces premières phrases. J’ai toujours pensé que, passé ce cap, le reste viendrait tout seul. Je me représentait cette phrase comme une sorte d’utérus sémantique fourmillant d’embryons de pages vierges, de bourgeons, fruits du génie, mourant d’envie d’éclore. L’intégralité de l’histoire exsuderait, pour ainsi dire, de cette matrice. Quelle erreur! C’est tout le contraire qui arriva. (…) Certains écrivains n’égalent jamais leur premier roman. Moi, je n’ai jamais pu égaler ma première phrase. (pp. 11-12)
Dur constat et jugement tout aussi immérité à mon avis, qu’il s’applique au rongeur ou à l’écrivain lui-même. La prose de Sam Savage procure un réel plaisir de lecture. Le roman, aussi inclassable que son auteur (la quatrième de couverture nous apprend qu’il a exercé « toutes sortes de métiers improbables (…) avant de céder au démon de l’écriture », porte la marque d’un véritable écrivain.
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SAVAGE, Sam. Firmin: Autobiographie d’un rat grignoteur de livres. Paris, Actes Sud, 2009, 202 p. ISBN 9782742783489. [Traduit de l'américain par Céline Leroy]
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