Un jour de justice pour l’oppresseur est bien plus terrible qu’un jour d’injustice pour l’opprimé ». Imam Ali
En France, nombreux sont ceux qui dressent le constat d’une solidarité avec le peuple palestinien s’exprimant en « dents de scie » : fort élan de solidarité lorsqu’un fait tragique se trouve à la Une de l’actualité puis essoufflement rapide de cet élan de solidarité lorsque le drame palestinien n’est plus en Une des journaux. Le temps passant, nous vivons au rythme de ces intenses élans de solidarité portés par la ferveur populaire puis de ces moments de retombée où les expressions de solidarité avec le peuple palestinien sont avant tout portées par l’action de militants plus ou moins organisés. Ainsi, en l’espace de quelques mois, voire de quelques semaines, une manifestation en soutien à la Palestine peut drainer plusieurs dizaines de milliers de manifestants puis seulement quelques centaines.
Certains voient dans cette mobilisation en « dents de scie » l’expression de l’« affectivité » ou de l’« émotivité » de la communauté arabo-musulmane qui constitue, en grande partie, la base sociale du mouvement de solidarité avec la Palestine en France. L’incapacité à pérenniser les élans de solidarité liés à des évènements particuliers serait avant tout le résultat de l’« immaturité » politique de cette communauté.
Cette vision d’une communauté musulmane « immature » et « émotive » n’est pas sans lien avec des représentations orientalistes ou coloniales qui voient dans les peuples non-occidentaux des « grands enfants » à éduquer ou des êtres « irrationnels » à qui l’Occident se fait un devoir d’apporter les lumières de la raison - puisque la « raison » est, bien évidemment, l’apanage exclusif du monde européen. De tels propos peuvent être défendus par des occidentaux « progressistes » et « anti-colonialistes » mais il n’y a rien d’étonnant à cela. Malek Bennabi nous a appris, il y a déjà longtemps, que, dans leur majorité, les occidentaux « anti-colonialistes » au niveau politique se faisaient, bien souvent, les défenseurs des idées colonialistes, ou au moins occidentalocentristes, au niveau idéologique. (1)
De manière plus symptomatique, car marquant l’emprise des idées dominantes sur les dominés même lorsqu’elles s’expriment directement contre eux, cette vision d’une communauté « immature » et « émotive » est reprise, développée et justifiée au sein même de la communauté arabo-musulmane par certains de ses militants les plus engagés dans le soutien de la cause palestinienne. Au lieu de s’efforcer de produire un discours à partir de leur réalité et de leur histoire, ces acteurs empruntent un discours niant leur histoire et s’opposant à toute perspective auto-émancipatrice puisqu’il cantonne la communauté arabo-musulmane dans la sphère de l’impuissance.
Car ce discours sous-tend que, étant « immature » et « émotive », la communauté arabo-musulmane ne peut pas compter sur les forces spécifiques dont elle serait presque totalement dépourvue. In fine, dans ce discours, participant directement de la lutte idéologique, cette communauté se trouve contrainte d’attendre l’aide d’acteurs politiques et associatifs « matures » et « rationnels », des occidentaux « bienveillants », cautionnant ainsi tous les paternalismes. Condamnant la communauté musulmane à l’impuissance collective, ce type de discours est une tentative d’empêcher cette communauté de prendre conscience de la force sociale qu’elle représente afin qu’elle ne s’efforce pas de se construire en tant qu’acteur social autonome.
Nombre d’acteurs politiques et associatifs ont un intérêt direct au développement de ce type de discours. Il leur permet de préserver leur position dominante dans le champ politico-associatif du soutien à la Palestine, et plus largement dans la société, puisque ce discours maintient la communauté musulmane dans une position d’un acteur subalterne ayant besoin d’être « aidé » et « encadré ».
De plus, la vision d’une communauté arabo-musulmane « immature » et « émotive » est une manière, pour le mouvement de solidarité, dans toute sa diversité, et pour ses militants, de se dédouaner de leurs responsabilités collectives quant à la non-pérennisation dans la durée des élans de solidarité qui se manifestent sporadiquement. Cette responsabilité est pourtant sûrement bien plus conséquente que l’« émotivité » supposée de la communauté arabo-musulmane.
S’il se développe une volonté de cantonner la communauté arabo-musulmane dans la sphère de l’impuissance, elle n’est pas détachée d’une autre volonté, peut-être inconsciente dans certains cas, consistant à vouloir cantonner la solidarité avec la Palestine dans la sphère de l’« humanitarisme ». Dans cette perspective, le peuple palestinien est présenté avant tout comme une victime impuissante et non comme un acteur socio-politique en lutte pour sa libération. Cette position éminemment idéologique permet de justifier toutes les abdications et autres renoncements.
Puisque la résistance palestinienne ne peut pas remporter de batailles, et encore moins vaincre, les Palestiniens doivent se résigner à accepter de renoncer à leur lutte et opter pour une cohabitation avec l’occupant en abandonnant toute idée de renverser les rapports de domination existants. Dans ce cadre, l’option de la résistance devient quasiment « suicidaire » car elle risque d’entraîner une inévitable répression redoublée à laquelle le peuple palestinien ne pourrait faire face. La seule « résistance » pouvant trouver grâce aux yeux des défenseurs de cette posture est la « résistance pacifique et innovante » - comme si les sionistes étaient pacifistes et faisaient preuve d’une grande créativité dans leur entreprise coloniale. Au final, la domination sioniste sur la Palestine historique est entérinée au nom de l’incapacité des dominés à résister et encore plus à se libérer.
Cette logique de l’impuissance et du renoncement permet à une grande partie du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien de se placer dans la posture d’un « protecteur » des faibles et des réprouvés mû par ce que Nietzsche appelait la « morale de la pitié ». Cela se manifeste concrètement par une kyrielle de protestations contre le mur de séparation de Cisjordanie, l’expansion des « colonies », les exactions de l’armée sionistes ou encore le blocus de la bande de Gaza. Nombreux sont ceux qui en appellent au « droit international » et à l’ONU qui a pourtant voté la création de l’entité sioniste en 1947. Certains demandent même l’envoi d’une force d’interposition de l’ONU pour « protéger » les Palestiniens. (2)
Mais derrière ces gesticulations, il n’y a aucune remise en cause de l’entité sioniste pour ce qu’elle est dans son essence propre c’est-à-dire une construction coloniale de l’Occident au Machrek arabe. Ce discours soigneusement construit se limite scrupuleusement à critiquer certaines conséquences de la colonisation sioniste sans jamais faire une critique ontologique du sionisme et de l’entité à laquelle il a donnée naissance grâce au soutien actif de l’Occident. Cette posture sous-tend une reconnaissance de fait d’« Israël » et un renoncement à soutenir les objectifs historiques de la résistance palestinienne et arabe. Derrière le voile bien intentionné de la protection des « faibles » se cache finalement la légitimation de la domination coloniale.
De manière consciente ou non, cette posture sert les intérêts des dominants impérialistes et sionistes. Dans leur lutte idéologique, les dominants proposent toujours des représentations qui ont pour essence la collaboration - la « réconciliation » ou la « paix » - entre les dominants et les dominés, entre les oppresseurs et les opprimés. Les dominants n’ignorent pas le conflit les opposants aux dominés puisqu’il reste pour eux un problème permanant, mais ils entendent pérenniser la légitimité de leur domination. Le discours des dominants nie donc que la contradiction antagoniste les opposant aux dominés prépare leur ruine en leur proposant une collaboration ne remettant pas en cause les rapports de domination existants. Tout l’effort des dominants tend à résorber le caractère antagonique de la résistance des dominés.
Nous sommes très exactement en face des perspectives que propose une large frange du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien puisque celle-ci ne soutient pas autre chose qu’une « réconciliation » ou une « paix » entre le vainqueur et le vaincu qui entérine et légitime les rapports de domination réels c’est-à-dire la colonisation de la Palestine. Il est évident que la construction d’un mouvement de solidarité avec le peuple palestinien reposant sur ces bases, et ne proposant pas d’autres perspectives, ne pourra avoir de réelles bases populaires pérennes pour se développer car on ne peut pas mobiliser sur des idées d’impuissance et de renoncement. La perspective d’une défaite et d’une soumission n’a historiquement jamais été facteur de mobilisation populaire.
Bien plus que l’« émotivité » et l’« immaturité » supposées des uns, c’est cette logique de l’impuissance et du renoncement présente au sein du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien qu’il serait utile d’interroger pour comprendre les retombées des élans de solidarité après d’intenses mobilisations. Il est vrai que cela remettrait en cause des orientations politiques, des choix stratégiques et des positions hégémoniques et qu’il est bien plus facile de les camoufler derrière de vieux clichés orientalistes et colonialistes. Ici et là-bas, ces clichés servent à légitimer le refus de voir dans l’humanité non-occidentale un sujet socio-historique autonome capable d’agir librement sur le monde.
Face à cette logique de l’impuissance et du renoncement, il est nécessaire de développer la culture de la résistance qui s’est exprimée avec les premiers mouvements de résistance à la colonisation en Palestine, et ailleurs, et qui s’est développée avec le temps au cours des luttes. Cette culture de la résistance nous enseigne le refus de la renonciation et de la capitulation devant l’oppression malgré l’inégalité des forces en présence. C’est une école de courage, de persévérance et d’abnégation. Face à l’idéologie consumériste qui transforme le monde en marchandise, elle nous apprend que la dignité et la liberté des peuples ne se monnayent pas. La culture de la résistance porte en elle une formidable leçon de vie face à la mort et à l’oppression.
Le temps est venu, pour ceux qui affirment soutenir le peuple palestinien, de se mettre à l’école de la résistance des peuples en lutte pour s’imprégner de leurs cultures et de leurs expériences politiques. De la lutte d’Izz ed-Din al-Qassam (3) dans les années 1930 à la résistance de Gaza en 2009 en passant par les batailles menées par les fedayin dans les années 1960-1970, la Palestine possède une longue histoire de résistance et de lutte qui est au fondement de la culture de la résistance palestinienne.
L’apprentissage de cette histoire de la résistance est une nécessité absolue si l’on veut ancrer profondément et durablement la culture de la résistance - soubassement indispensable au développement d’un réel mouvement de soutien à la cause palestinienne.
(1) Bennabi Malek, La lutte idéologique, Alger, El Borhane, 2005, pages 19-23 - l’ouvrage est paru pour la première fois au Caire en 1960.
(2) Pour ceux qui auraient encore des illusions sur le rôle de ces soi-disant forces d’interpositions de l’ONU, l’action de la FINUL au Liban est une démonstration éclatante de leur mission de protection des intérêts impérialistes.
(3) Cheikh Izz ed-Din al-Qassam (1882-1935) théologien et dirigeant politique qui s’opposa à la colonisation du Machrek arabe. Il lutta contre la colonisation française de la Syrie et du Liban avant de prendre la tête de la résistance à la colonisation britannique de la Palestine qui préparait la colonisation sioniste. Il meurt les armes à la main en novembre 1935. 07/09/2010 -www.palestine-info.cc