L’Evangile de Jean commence avec cette affirmation : « Au commencent était la parole ».
On peut interpréter ce passage dans n’importe quel sens, mais j’apprécie l’idée que la parole est créatrice de toute chose. Même quand elle n’est que témoignage, loin de la fiction et bien ancrée dans la réalité.
Rodney Saint-Eloi était avec Dany Laferrière au moment où le goudou-goudou commence. Ceux qui ont lu les premiers propos du lauréat du Prix Médicis 2010, rentré à Montréal peu de temps après la catastrophe, s’en souviennent.
Ce texte commence donc avec l’atmosphère du tremblement de terre et de cette fête de la littérature dans ce pays si pauvre matériellement, mais si riche de sa culture. Les écrivains arrivent, les organisateurs se démènent car le programme est ambitieux. Puis vint le goudou-goudou. 35 secondes et un pays qui bascule encore plus dans l’horreur.
Si l’écrivain s’autorise quelques flashbacks, le récit reste dans son ensemble linéaire. Le scribe raconte ce qu’il voit. Il y a des anecdotes qu’on lui rapporte. Il y a ce qu’il entend à la radio. Si les premières pages sont écrites dans un style ampoulé, la voix de Saint-Eloi se veut très rapidement plus naturelle et transmet mieux son ressenti sur ce qu’il perçoit. Il réussit à échapper au misérabilisme, ce que rapporte Saint-Eloi relève à la fois de l’abattement et du désir de faire face en fonction de ses ressources, comme ces jeunes qui continuent de jouer au jeu de dames comme de coutume, quelques jours après le séisme. Certaines images pourront surprendre. Mais c’est Haïti.
Si Saint-Eloi évoque la solidarité entre les auteurs dans les premières heures du tremblement de terre, Trouillot, Laferrière et lui-même pour prendre des nouvelles des proches, plus on avance dans le texte et dans le temps, plus son analyse se montre global.
Rodney Saint-Eloi revient sur la violence de la société haïtienne, les taches encore présentes du passé colonial, les antagonismes qui continuent d’écraser les communautés de ce pays. Le temps du séisme, le sentiment que tous les haïtiens sont logés à la même enseigne, malgré leurs divisions.
L’espoir est surement dans le message que lui adresse le grand écrivain Frankétienne peu de temps après son retour à Montréal où il broie du noir « Je continuerai à écrire et à peindre. L'attribut de Dieu est sa perpétuation. Même sous les décombres, j'attends le Nobel. Et note bien ceci: je ne mourrai pas sans le Nobel». Celui qu’il désigne comme « un génial mégalomane », abattu quelques heures après le goudou-goudou, rêve de nouveau de conquérir le monde par ses mots et par son œuvre, dans sa demeure en reconstruction. C’est Haïti, sans démagogie, dévastée, mais digne. L'espoir est haïtien.
Cela fait deux jours et on dirait une éternité. tant de voix trébuchées. tant de murs lézardés. Désormais la ville est divisée en deux factions, celle qui est debout et qui respire sans en savoir la raison, et celle qui est ensevelie sous les gravats. La nouvelle histoire du pays débute par ce cri perçant qui fendille le ventre de la terre : rafales de mitrailleuses lourdes, tremblements des toits, craquelure des chaises. Une houle sans nom engrange, tranquille, la mémoire des choses. Un grand bruit de tonnerre, on croirait que le diable bat sa femme. Tous les visages sont fissurés. Tous les corps. Les morts paraissent sérieux sous les décombres. Ils ont sur la figure une balafre secrète.Page 178, Editions Michel Lafon
Rodney Saint-Eloi, Haïti, kenbé la!
Editions Michel Lafon, 1ère parution en 2010, 267 pages