Une excellente tribune dans Le Monde de de Bruno Palier, enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris et Najat Vallaud-Belkacem, adjointe au maire de Lyon, conseillère générale du Rhône. J’avais défendu un point de vue similaire récemment
« Qui va payer la réforme des retraites ? La gauche et les syndicats l’ont martelé, et ils ont raison : les salariés modestes. La réforme est marquée du sceau de l’injustice sociale. Mais – on l’a moins entendu – elle est aussi injuste pour les jeunes générations. Elles vont payer trois fois. Cotiser plus, avec le recul de l’âge légal. Percevoir des retraites plus faibles, avec la montée en puissance des réformes Fillon et Balladur. Et, cerise sur le gâteau, le gouvernement siphonne les 34 milliards d’euros du Fonds de réserve des retraites qui leur étaient destinés : on prend ainsi aux actifs de demain pour donner aux retraités d’aujourd’hui…
A l’inverse, les retraités d’aujourd’hui voient, seuls, leur pouvoir d’achat préservé. Il y avait pourtant légitimité à leur demander de contribuer à proportion de leurs ressources, comme tous les autres, au bouclage financier du système : leur niveau de vie est désormais (légèrement) supérieur, en moyenne, à celui des actifs. Et il y avait un moyen juste : l’alignement de la fiscalité dérogatoire des retraités aisés sur celle des actifs. Est-il juste qu’Antoine Zacharias (ancien PDG de Vinci), titulaire d’une retraite chapeau de 2,5 millions d’euros par an, paie une CSG minorée (6,6 %), inférieure à celle du salarié au smic (7,5 %) ?
Il s’agirait d’un épiphénomène si cette iniquité entre générations était un cas isolé. Elle est au contraire une nouvelle manifestation de notre renoncement à investir dans l’avenir. Le gouvernement sacrifie les jeunes générations qui n’ont pas voté pour lui et les générations futures au profit des générations actuelles. Toutes les politiques publiques en témoignent, et la mascarade du RSA jeunes ne saurait masquer cet état de fait.
Retraite, dépendance, santé : la collectivité investit toutes ses marges de manoeuvre financières dans des réformes au profit des générations âgées. Sans sous-estimer l’importance de ces sujets, est-il vraiment sain que la réforme des retraites soit « la réforme majeure du quinquennat », comme l’a dit Eric Woerth ? La même semaine où le premier ministre confirmait que la réforme des retraites ne concernerait en rien les retraités actuels, y compris les plus aisés, le ministre de l’éducation diffusait une circulaire suggérant aux recteurs de réduire la scolarisation des enfants de 2 ans, d’augmenter le nombre d’élèves par classe, de mettre en oeuvre la suppression des intervenants en langues étrangères, etc.
Nous n’investissons plus dans les générations futures. Nous n’avons toujours pas démocratisé notre enseignement supérieur : à peine 30 % d’une classe d’âge sort diplômée de l’enseignement supérieur en France, contre plus de 50 % aux Etats-Unis, 80 % dans les pays les plus avancés – pays nordiques, Corée du Sud, Japon. Nous consacrons peu de financements à la recherche et au développement, à peine 2 % du PIB contre un objectif de 3 % prévu par l’Union européenne, plus de 3 % aux Etats-Unis, près de 4 % en Suède. Pire, l’effort éducatif global de la nation recule : 6,5 % du PIB en 2010, contre 7,5 % il y a dix ans – une baisse de près de 15 % !
La politique de l’emploi prend comme variable d’ajustement les moins de 30 ans. Face au chômage de masse, on a sacrifié les flux d’entrants pour préserver les stocks d’insiders. Résultat : un taux de chômage des jeunes exceptionnellement élevé (25 %), la multiplication des stages et des emplois précaires. Et une baisse des prétentions salariales : en moyenne, en 1975, les salariés de 50 ans gagnaient 15 % de plus que les salariés de 30 ans ; l’écart est aujourd’hui de 40 %. Depuis deux ans, ce sont d’abord les jeunes qui subissent les conséquences de la crise.
La politique du logement a aussi évincé les jeunes. L’immobilier a été capté par les générations âgées. 76 % des retraités sont propriétaires de leur logement. Par rapport à 1984, les jeunes d’aujourd’hui doivent travailler deux fois plus longtemps pour acheter ou louer la même surface dans le même quartier.
La politique fiscale est plus discrète mais encore plus inique : c’est une essoreuse à pouvoir d’achat pour les jeunes. Le quotient conjugal et le quotient familial sont des niches fiscales qui redistribuent 37 milliards d’euros par an des célibataires sans enfants (les jeunes, pour l’essentiel) vers les couples et les familles nombreuses. Le quotient familial organise une redistribution vers les familles les plus aisées. Lionel Jospin avait eu le courage de le plafonner. La déclaration par foyer fiscal (« quotient conjugal ») est une exception française : le passage à un paiement individualisé de l’impôt, comme partout ailleurs dans l’OCDE, redistribuerait 24 milliards d’euros par an vers les célibataires.
La dette publique achève de préempter l’avenir des jeunes, et donc de la société française dans son ensemble. 97 % du budget de l’Etat est consacré au fonctionnement. Autrement dit, la dette ne sert pas à préparer l’avenir mais à soutenir artificiellement le train de vie des générations actuelles. On a souvent dit que les générations futures paieraient. Ce n’est plus exact : le surendettement guette, on ne peut plus continuer cette cavalerie, ce sont donc les jeunes générations qui vont régler la facture : 1 700 milliards d’euros fin 2010, soit 27 000 euros par habitant.
On rétorque souvent que les inégalités générationnelles sont moins importantes que les inégalités sociales ou de genre. Sans doute. Mais cela ne justifie pas de les ignorer. D’autant plus qu’inégalités sociales, inégalités entre les sexes et inégalités entre les générations tendent à se confondre : le taux de pauvreté des hommes âgés de 60-69 ans était en 2007 de 8,3 % et de 8,8 % pour les femmes tandis qu’il est de 17,2 % chez les jeunes garçons de 18 à 24 ans et 19,7 % chez les jeunes filles. Notre société a fait de la jeune femme seule avec enfant la figure moderne du nouveau pauvre, avec, dans ces conditions, toutes les chances de le rester.
A la veille d’une réforme à la hussarde des retraites et à la hache du financement de la dépendance qui devrait être largement confié aux assurances privées, nous voulons réaffirmer la valeur et l’importance de la solidarité intergénérationnelle comme coeur de la solidarité nationale. On ne peut continuer à diviser ainsi la société, en opposant toujours les intérêts des uns à ceux des autres : il n’y aura ni réforme juste sur le plan social ni respect de l’intérêt général sans un nouvel esprit de justice entre les générations, car c’est tous ensemble, ou pas du tout, que nous construirons la France de demain.
Nous appelons donc à une rénovation copernicienne des politiques publiques. Avec comme priorité une politique d’investissement social dans les générations futures : petite enfance, éducation, université, politique active de premier emploi, fiscalité et politique sociale projeunes… Investir dans notre capital humain est un impératif humaniste plus encore qu’économique : c’est ainsi que le pays s’est reconstruit après la seconde guerre mondiale. Une société qui, tel Cronos, dévore ses enfants, est une société qui signe son déclin et sa perte.
Bruno Palier est également membre du conseil scientifique de Terra Nova et auteur de « La Réforme des retraites » (PUF, 2010, 128 p., 9 €).
Najat Vallaud-Belkacem est également secrétaire nationale du PS chargée des questions de société.