1914, une enquête sur les écrivains & le vote.

Par Bruno Leclercq

Dans le n° 5, du 5 avril 1914, des Écrits français, Emile Zavie lance une enquête auprès des artistes et des écrivains sur le vote. Je donne, arbitrairement, un choix des réponses publiées. J'omets, sciemment la proclamation de La Jeunesse, se prétendant « antiparlementaire et césarien », comme la réponse de Willette, toujours aussi xénophobe depuis sa candidature comme candidat antisémite aux élections de 1889, et d'autres, longues et sans grand intérêt. Remy de Gourmont avait lui, déjà répondu dans le journal La France.



Les écrivains & le vote

Enquête

Réponses recueillies par M. Emile Zavie

MM. Paul Acker ; - André Beaunier ; - Henry Céard ; - Henri Duvernois ; - Fagus ; - Albert Flament ; - Urbain Gohier ; - Rémy de Gourmont ; - Léon Hennique ; - Charles-Henry Hirsch ; - Ernest La Jeunesse ; - Pierre Mille ; - G. de Pawlowski ; - Georges Polti ; - J.-H. Rosny aîné ; - Han Ryner ; - Paul Souday ; - Paul Signace ; - Laurent Tailhade ; - Fernand Vandérem ; - Clément Vautel ; - Maurice de Waleffe ; - Willette.

A l'heure où l'on parle réforme électorale, révision de la Constitution, extension des pouvoirs du président de la République, responsabilité des ministres, et même d'une crise du régime, il nous a paru intéressant de connaître l'attitude des écrivains et des artistes en face de ce spectacle et les raisons qui les tenaient curieux ou indifférents.

Nous leur avons donc adressé la lettre suivante :

Monsieur,

Les Écrits Français ayant pris à tâche de concrétiser l'évolution de la pensée contemporaine ont cru intéressant de connaître l'opinion des hommes de lettres notoires et artistes de ce temps sur l'importante question du vote.

Votez-vous, ou bien vous abstenez-vous ? Et pour quelles raisons ?

Considérez-vous que notre élite s'intéresse aujourd'hui à la Politique ou s'en désintéresse ?

Nous avons jugé inutile de demander à M. Maurice Barrès ce qu'il pensait des urnes. Nous savions que M. Barrès, député de Paris, s'intéressait à la politique et, dans le Paris-Midi, M. André Billy nous avertissait que l'auteur de Leurs Figures votait toujours pour son adversaire, ce qui est très bien. M. Edouard Drumont, solide écrivain, journaliste d'un grand talent, et également partisan du vote et même du vote obligatoire !

Il n'était pas non plus nécessaire d'insister auprès de M. Jean Richepin qui fut poète, matelot, chansonnier, comédien, auteur dramatique, romancier, chemineau et qui est aujourd'hui candidat aux élections législatives. M. Jean Richepin doit avoir, comme il le dit lui-même, encore beaucoup de « vie à vivre ». Ne désespérons pas : il redeviendra écrivain.

Voici donc les réponses qui nous ont été adressées ; les dix premières sont celles d'écrivains qui votent ou qui ont voté ; les autres proviennent d'hommes de lettres qui ont l'habitude de s'abstenir. Cependant, nous avons placé à la fin les opinions de MM. Rémy (sic) de Gourmont et Clément Vautel, qui ont tous deux, sur des publics peut-être différents, une influence immédiate, et nous avons ainsi presque l'air de conclure, ce qui n'est pas, puisque l'enquête continue.

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M. Léon Hennique (1852) :

Grand, barbiche et moustaches grises, l'ancien président de l'Académie Goncourt ressemble à un officier supérieur qui aurait pris sa retraite avant l'âge. La rosette d'officier de la Légion d'honneur ajoute à cette ressemblance. Fils d'un général d'infanterie de marine, il semble marquer une préférence pour les militaires ; l'officier Ventujol de l'Accident de M. Hébert, Poeuf, ce militaire que l'on conduit au peloton d'exécution, le Grand Sept des Soirées de Médan.

En dehors de l'Académie Goncourt, M. Léon Hennique ne fait partie d'aucune association, ni société, pas même de gens de lettres.

Voici la réponse de cet homme indépendant :

Quand je sais que dans ma circonscription, tel candidat à la Chambre est une vulgaire nullité, ou un matassin ambitieux, ou quelque fois pire, je vais toujours voter contre lui. C'est vous dire, n'est-ce pas, que je suis un fervent du scrutin ?

Et je ne saurais croire d'ailleurs que certains, parmi nous, soient vis-à-vis de la politique, aussi indifférents qu'ils s'amusent à le raconter.

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M. J.-H. Rosny aîné (1859) :

J.-H. Rosny a écrit de bien beaux livres : le Bilatéral, Marc-Fane, Nell Horn. Depuis Jules Rosny à écrit l'Astérienne, alors que dans le même temps, Henri Rosny publiait la Vague Rouge et Marthe Baraquin, ce qui expliquait la différence des deux talents et donnait la clef d'une collaboration qui eut son temps de mystère à l'époque du « grenier ».

M. J.-H. Rosny aîné nous écrit :
Je vote.
L'élite ce me semble est un peu irritée, sinon contre la politique, du moins contre les politiciens. Elle les trouve encombrants, elle juge qu'ils s'agitent trop et que leur agitation coûte trop cher.

G. de Pawlowski :

Rédacteur en chef de Comoedia, critique littéraire, critique dramatique, conteur, romancier à la Wells et à la Mark Twain, chroniqueur, il a tout entrepris avec succès, jusqu'à Polochon, cette « courtelinade » réussie. Et il sait l'art de commenter Ubu-Roi aussi spirituellement que les comédies de MM. De Flers et Caillavet.

En réponse à votre enquête, pratiquement, je dois reconnaître que depuis une vingtaine d'années, je n'ai pas voté. Ceci n'est aucunement systématique de ma part, bien au contraire, mais jamais je n'ai pu me décider à choisir entre le traditionnel politicien ridicule et faussement avancé et le réactionnaire qui, sous couleur de libéralisme et d'indépendance, masque son opinion véritable.

Je n'ai jamais trouvé de candidat intéressant. C'est uniquement pour cela que je n'ai jamais pu me décider à voter. Je crois très fermement que la plupart des électeurs sont dans mon cas et que les élus ne représentent jamais véritablement leur circonscriptions.

Pratiquement, je crois également que le suffrage universel aboutit à des résultats ridicules, mais très sincèrement je ne crois pas qu'on puisse le remplacer, ni même, comme dans certains pays étrangers, lui apporter quelque atténuation. Le principe et très beau en raison même de la netteté. Il n'y faut pas toucher. Mais ce n'est pas, vous l'avouerez, en quelques lignes, qu'il est facile d'étudier d'aussi complexes questions.

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Maurice de Waleffe :

Le romancier du Péplos Vert, est grand, fort et courageux. Directeur de Paris-Midi, il s'est révélé comme un polémiste musclé.

Voici l'énergique « billet de Midi » qu'il nous envoie :

Je vote.

M'abstenir ? Pourquoi ? Ce serait égoïste et bête : le bonheur final de mes concitoyens ne m'est pas indifférent, et d'ailleurs, le même bateau nous porte tous : La France. Nous naufragerions avec elle ou, en tout cas, nous boirions un fameux bouillons !

L'élite (si par ce mot, comme je le suppose, vous entendez l'élite artiste et savante, car il y en a d'autres, pour qui la question ne se pose même pas) l'élite d'aujourd'hui s'intéresse davantage à la Politique que celle d'il y a quinze ans. Non pas, je crois, à la politique intérieure, qui ne lui plaira jamais beaucoup. Mais à la politique extérieure, à cause du danger allemand. Nous avons l'exemple du cruel réveil des Renan et des Théophile Gautier en 1870. On ne nous surprendra plus. Nous sommes, hélas ! Payés pour être sur nos gardes !

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M. Henri (sic) Céard (1851) :

Ce nom évoque aussitôt les Soirées de Médan, Alphonse Daudet et les Goncourt, Guy de Maupassant, neurasthénique et poli, et le bon visage de Gustave Flaubert.

M. Henry Céard écrivit des romans, Une belle journée, Terrains à vendre au bord de la mer, fit de la critique littéraire, dramatique et musicale à divers journaux, donna des pièces au Théâtre Libre, comme les Résignés, et documenta Emile Zola pour quelques-uns de ses volumes scientifiques...

Il passe aujourd'hui sur le boulevard, toujours jeune, monocle à l'oeil, saluant à droite, saluant à gauche, revenu de biens des choses, mais toujours épris de belles-lettres. « La tête la plus solide du groupe », écrivait hier M. Léon Daudet, et la philosophie de M. Henry C »ard n'est-elle pas un peu celle du Malhar des Terrains à vendre : « Désabusé des vertus de l'humanité, il s'était résigné à ne plus se réjouir que du spectacle de la canaillerie... »

La recette qu'il nous fait l'honneur de nous confier est très précieuse :

Puisque vous désirez connaître quel usage je fais de ma carte d'électeur, je vous révèle, confidentiellement, que je l'emploie avec succès pour retirer des lettres en souffrance à la poste.

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M. Pierre Mille (1865) :

Il fut correspondant de guerre des Débats, il vécu à Madagascar, au Soudan, au Congo, en Asie Mineure, dans l'Inde et l'Indochine. Il a écrit : De Thessalie en Crête, Au Congo belge, Sur la vaste terre, Barnavaux et quelques femmes, Cailou et Tili, etc., etc.

Aujourd'hui il apporte au Temps son esprit piquant et sa drôlerie accoutumée. Il dissèque Guillaume Apollinaire et découvre que Han Ryner, ce n'est pas un mythe. Il a célébré Psychodore, comme il a chanté la vaste terre. Ce conteur ingénieux a toujours eu le goût des découvertes...

Sa réponse est – comme on s'y attendait – des plus sérieuses des plus sensées :

Je n'ai jamais pu avoir une opinion politique proprement dite.

Si l'on me demandait de me prononcer sur une question littéraire, je saurais peut-être répondre.

Si l'on me demandait de me prononcer sur une question coloniale, je saurais peut-être répondre.

Mais un Parlement où l'on peut envoyer n'importe qui parler de n'importe quoi, est une chose qui m'a toujours parue excessivement joyeuse.

Je serais, pour ma part, plutôt syndicaliste.

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Laurent Tailhade (1854) :

« Le hasard des temps a décroisé ses mains faites pour l'oraison » écrivait en 1894, M. H. de Régnier.

Laurent Tailhade fut d'abord un poête catholique (Vitraux) ; il prépare aujourd'hui une Sainte-Thérèse ; mais personne n'a oublié ses Lettres familières (1904) et ses Poèmes aristophanesques.

Cet homme de lettres est extrêmement poli. Il parle haut. Il est aimable et lointain, avec quelque chose de distant et d'amer qui décourage les sympathies ; mais il s'en fiche. Il use d'un style à l'emporte-pièce, coloré, imagé, et très classique. Il n'invective contre les gens que par écrit ; mais il croise le fer facilement.

Ceux qui l'ont aperçu, même une seule fois, le reconnaîtront dans sa réponse :

Tenez, je suis assez de l'avis de Charles Benoist avant qu'il eût inventé la R. P. Dans une série d'articles parue dans La Revue des Deux-Mondes, et qui me semblaient pleins de bon sens, il demandait une représentation professionnelle, ce qui se rapproche, en somme, beaucoup de l'idéal syndicaliste.

Je n'ai voté de ma vie et me flatte de ne voter jamais.

En effet, j'estime qu'il est très suffisant d'être, chaque jour, le « confrère » de M. Henri Bordeaux, pour se ramentevoir le néant de la condition humaine, sans avoir besoin par surcroît, de s 'égaler, tous les quatre ans, au charbonnier du coin, à MM. Millevoye, Henri Galli[chet], vicomte d'Andigné, Maurice Talmeyr et autres pédicures.

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Georges Polti :

Très indulgent, très poli. Les livres qu'il adresse à ses amis sont toujours fleuris de dédicaces hyperlouangeuses. Une amabilité excessive et, peut-être, un peu méprisante pour tout ce qui ressemble à un confrère. Georges Polti s'amuse même à rédiger les « envois » de certains jeunes, ce qui donne à ces innocentes plaquettes une valeur inattendue.

L'intelligence de M. Polti est quelque chose – disons le mot – de prodigieux. Sa science : une encyclopédie.

Deux livres de lui font autorité parmi les exégètes de la scène : Les Trente-six situation dramatiques et l'Art d'inventer des personnages.

M. Polti est plongé en ce moment dans la mythologie et les temps fabuleux.

Au physique : des yeux ronds, énormes, derrière de gros verres.

Taille moyenne.

Signe particulier : s'occupa d'ésotérisme, fut même mage ou sâr, croît aux réincarnations, aux fantômes et à la divinité de Mme Aurel.

1° Dupe, soit. Complice, jamais.

Il me faut bien subir le coquin que des voisins m'auront imposé comme maître pour quatre ans. Mais contribuer à leur en imposer un ? Nenni.

2° Jamais l'élite ne s'est intéressée ni ne s'intéressera à la politique, cette revanche du nombre contre elle. Mais souvent qui tombe dans la politique se voudrait encore les apparences de l'élite : homme public et femme publique, identique comédie !

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M. Fagus (1872) :

Ce Français de pure race est né, par hasard, à Bruxelles le 22 janvier 1872. Il habita longtemps Belleville, rue des Fêtes, en face d'une communauté religieuse et son âme catholique se réjouissait de voir les cornettes qui se penchaient le matin pour ouvrir les volets.

Critique d'art à la Revue Blanche, il imagina à la Plume un curieux « Parloir aux Images » où il commentait les événements.

On cite de lui le Testament de sa vie première, les Jeunes Fleurs, il tourna même la roue d'Ixion, mais ses intîmes connaisent par coeur certains couplets de la Danse Macabre.

Blond aux yeux bleus. Eté comme hiver, la légendaire pèlerine ; le béret ou le chapeau cronstadt.

D'Eschyle à Dante, d'Alain Chartier à Ronsard, de Malherbe à André Chénier, notre « élite » (et toute élite) s'est connu un devoir politique impérieux. Nos plus beaux ouvrages furent le résultat et la récompense de son accomplissement. La « tour d'ivoire » a été un suicide excusé par l'ignominie démocratique ; mais Barrès, mais Maurras ont remontré l'exemple. - Donc voter, pourquoi pas – tout en n'estimant un vote que pour ce qu'il mérite : pour pas grand'chose ? - Et, à un point de vue plus immédiat, le vote pourra, parfois, contribuer à avancer la fin d'un régime que toute élite ne saurait qu'abominer, et qui signifie la mort de l'art d'écrire et la prostitution des écrivains.

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M. Paul Signac (1863) :

C'est un écrivain naturaliste. Il a écrit plusieurs nouvelles à la manière de Zola : Mounard dit la trique (1882) une Crevaison (1884) et c'est M. Tabarant qui nous le dit.

M. Paul Signac est aussi le théoricien du néo-impressionnisme, de la division du ton en peinture et le président de la Société des Indépendants.

Un volume de critique : « De Delacroix au néo-impressionnisme ».

Non, certainement, je ne vote pas ; je n'ai jamais voté. Mais n'est-il pas de mode plus efficace d'action sociale ? Et de cela je ne me désintéresse pas, car je pense qu'un artiste ne peut rester indifférent à la douleur, à l'injustice, à la laideur de son temps.

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M. Han Ryner :

On le rencontre parfois à la Closerie des Lilas : chapeau de feutre mou, barbe épaisse et courte, un lorgnon sur un petit nez. Ses amis l'on proclamé « Prince des Conteurs ». Il porte ce titre avec conviction et sérénité.

Un critique bienveillant l'a comparé à Voltaire, « un Voltaire perfectionné », disait-il. M. Han Ryner n'en possède ni le masque ni le sourire ; mais il a écrit l'Homme-Fourmi, les Voyages de Psychodore, le Cinquième Evangile, etc.

On a fait quelque bruit autour de ses dernières oeuvres. On oublie trop ce virulent et amusant « Massacre des Amazones », où l'on peut glaner de jolies méchancetés sur les premiers essais de jeunes poétesses qui, alors, étaient peut-être agréables si elles n'avaient pas plus de talent qu'aujourd'hui.

Et l'on néglige aussi ce livre sur les écrivains « prostitué », livre partial s'il en fut, et qui rapporta à M. Han Ryner des ennemis pour toute sa vie et même au-delà.

Il est peut-être également impossible de poser une question à autrui et de répondre à une question qu'on n'a pas posée soi-même. C'est pourquoi, d'ordinaire, je néglige les enquêtes. J'aime trop cette revue de tenue parfaite et de vie intense, Les Ecrits français, pour ne pas oublier, quand c'est elle qui interroge, ma coutume silencieuse. Voyez aussi, je vous prie, dans ces quelques lignes, une marque d'estime et de sympathie pour l'enquêteur.

Votez-vous, ou bien vous abstenez-vous ? Ah ! Comme, s'adressant à moi, la question est mal posée ! Je ne vote pas, mon cher confrère, et je ne m'abstiens pas. J'ai toujours négligé de me faire inscrire sur les listes électorales : les statistiques ne peuvent me compter, vous le voyez, ni parmi les votants, ni parmi les abstentionnistes.

Les raisons de mon attitude ? A les dire toutes, je craindrais d'être injurieux pour nos honorables députés, pour nos éminents sénateurs, pour nos glorieux ministres. On ne devient le conseiller d'un roi ou l'élu d'une foule qu'en multipliant flatteries, mensonges et bassesses. Une telle ambition rampante, un tel sacrifice de tout ce qu'il y a de noble en nous, comment l'expliquer, sinon par de grossiers intérêts personnels ? Quiconque sollicite la confiance du monarque ou du peuple se manifeste, par cela seul, indigne de toute confiance. Quelle que soit la forme du gouvernement, la sélection naturelle livre le pouvoir aux êtres qui moralement sont les plus vils. Sous un roi et sa cour de favoris, sous nos maîtres financiers et leur valetaille de ministres, nous sommes toujours soumis à une kakistocratie. Tous les gouvernements restent, suivant un mot de saint Augustin que M. Louis Bertrand s'est bien gardé de citer, « de grands brigandages (1) » Prisonnier d'une bande de brigands, je ne mêle pas, par dignité, aux intrigues pour le choix du capitaine.

Votre seconde question, mon cher confrère, ne m'embarrasse pas moins que la première.

Considérez-vous que notre élite s'intéresse aujourd'hui à la politique ou s'en désintéresse ?

Mais cela dépend de ce que nous entendrons par élite !

L'élite est-elle formée par les intelligences réalistes et conquérantes, par les Machiavels contemporains et les Borgias actuels : ah ! Comme la politique l'intéresse, ou la Bourse, cette surpolitique ! Si nous y comprenons – et cela semble juste – les jeunes artistes et les jeunes savants, gloire de demain et un peu d'aujourd'hui, plusieurs ne sont pas encore démaillotés de la naïveté électorale. Mais, si nous attendons, pour l'inscrire dans l'élite, qu'un homme ne se laisse plus séduire aux mirages trop grossiers et si nous exigeons de lui un peu de propreté morale, l'élite, ainsi entendue, se désintéressera de toute politique. Pour les mêmes raisons qu'elle se refusera à voler et à faire la courte échelle au cambrioleur.

A l'époque où les chrétiens tenaient à rester d'honnêtes gens, Tertullien disait : « Nulla res tam aliena nobis, quam publica. »

(1) Saint Augustin parle naïvement de « gouvernement sans justice » ! Mais il n'est pas un besoin d'être profond comme Machiavel pour s'apercevoir que le concept « gouvernement juste » est ridiculement contradictoire. Léviathan est un animal inférieur, incapable de scrupules, et qui n'a jamais songé qu'à durer et à grandir.

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M. Rémy (sic) de Gourmont (1858) :

C'est un homme extraordinaire. Un feutre mou coiffe le sommet de sa forte tête. Un monocle à ruban noir, une canne. Il se promène à petits pas, sur le boulevard Saint-Germain ou le long des quais de la Seine.

Un « symboliste repenti » disait de lui M. Francis Chevassu. Le fait est qu'il a tout essayé : il a écrit des poèmes et des dialogues, des « proses » et des chroniques, il a composé toutes sortes de romans : il fit paraître Sixtine, « roman de la vie cérébrale », après A Rebours, alors qu'il était en relation avec J.-K. Huysmans, il donna les Chevaux de Diomède, modèle d'un genre inimitable, et le Coeur virginal, qui est une oeuvre naturaliste.

Et il ne faut pas négliger l'Esthétique de la langue française et le Problème du style, domaines où M. de Gourmont manoeuvre avec aisance.

Ce grand laborieux publie chaque jour dans la France un billet d'une philosophie « pertinente », comme dirait M. de Gonzague-Frick.

Voici ce qu'il écrivait le 9 mars :

Celle-ci est d'intérêt politique, quoique lancée par une revue littéraire fondée par des jeunes gens : Les Ecrits français. Son questionnaire est bref autant que clair :

« Votez-vous, ou bien vous abstenez-vous ? Et pour quelles raisons ? »

Je le cite pour permettre à ceux que passionnent les questions politiques de pouvoir suivre les réponses qui lui seront données. Il est malheureusement à craindre que les abstentionnistes, gens qui s'enfoncent dans l'indifférence, n'y voient qu'une occasion de plonger encore un peu plus profondément ou plus simplement de hausser les épaules et de s'en aller rêver plus loin. Et quand à ceux dont l'indifférence serait moins farouche, n'auraient-ils point quelque pudeur à avouer un tel désintéressement de la chose publique et quelque difficulté à en trouver les motifs ? C'est un peu une confession qu'on leur demande. Il serait pourtant curieux de savoir s'il y a une majorité d'abstentionnistes parmi la jeunesse littéraire d'aujourd'hui, comme je suis à peu près sûr qu'il y en avait et qu'il y en a toujours une parmi les littérateurs de mon âge. C'est là un état d'esprit qui n'a pas dû beaucoup changer et que, pour ma part, je m'explique assez bien. C'est presque un aveu. Oui, je le reconnais : quoique je sois fort attaché à un régime, qui jusqu'ici à garanti ma liberté d'homme et ma liberté d'écrivain, ce dont je lui suis très reconnaissant, je n'ai jamais voté. Mais il est probable que je ne me serais pas abstenu sous un régime qui les eût menacées ou même discutées. Baudelaire s'est vanté, peut-être mensongèrement, d'être descendu dans la rue et d'avoir fait le coup de feu en 1848. J'ai senti parfois que j'aurais au moins de telles velléités contre un régime destructeur de la liberté. Mais le vote m'a toujours paru une opération beaucoup plus grave : comment choisir entre Dupont et Durand ?

La deuxième partie de l'enquête et les conclusions paraîtront dans le prochain numéro des Ecrits Français, le 5 mai 1914.

Emile Zavie.



Les Écrits Français, N° 2.
Les Écrits Français, N° 5 et 7.

Sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont : Les Écrits français, N° 2 : Critique et esthétique générale : M. Remy de Gourmont et M. Paul Souday par Jean Florence


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