Attendue depuis un certain temps, la « nouvelle » est tombée vendredi dernier : le concours des Écoles Normales Supérieures, débouché attitré des classes préparatoires littéraires (hypokhâgne et khâgne), permettra désormais de candidater également à un large ensemble d’autres établissements, écoles de commerce et Instituts d’Études Politiques notamment. Ce processus, qui prolonge et dépasse celui de rapprochement entre les Écoles Normales Supérieures elles-mêmes, vise, nous dit-on, à offrir plus de débouchés aux élèves de classes préparatoires littéraires et à revaloriser la filière littéraire « dès le lycée ». Mais il risque aussi d’avoir un certain nombre d’effets non négligeables sur la physionomie de l’enseignement supérieur en France.
Revenons d’abord à la problématique de départ. Celle des (hypo)khâgnes est simple : classes tout entières tournées vers l’accession aux Écoles Normales Supérieures, et s’appliquant à faire vivre leurs élèves dans le culte de ces dernières, elles ont pour paradoxale propriété de n’accorder qu’un accès ridiculement restreint à ces mêmes écoles (eu égard à la masse des candidats). Les ENS éliminent environ 95% des khâgneux se présentant à leur concours (sans compter celles et ceux qui abandonnent en cours de route). Cette dure loi de la jungle s’applique à toutes les classes préparatoires, mais là où scientifiques et « commerciaux » peuvent, s’ils ratent HEC ou Polytechnique, accrocher une école moins prestigieuse, mais toujours valorisante professionnellement – et rester dans le circuit prépa-école – les khâgneux ont comme seule alternative l’ENS, ou la petite mort symbolique qu’est l’échec au concours, et la sortie de cette filière prestigieuse. Bien entendu, leur vie ne s’arrête pas là ; une bonne partie des candidats continuent leur cursus en faculté de lettres et sciences humaines, et décrochent (assez, mais de moins en moins) facilement concours d’enseignement et financements de recherche ; d’autres s’engagent dans des voies parallèles, IEP et écoles de commerce par exemple. Oui mais voilà. Le maître-étalon ultime restant l’ENS, et le processus de sadisation/motivation façon Full Metal Jacket opéré pendant deux ans faisant son effet – charge de travail intensive, notation brutale, compétition permanente – un préparationnaire ratant l’intégration garde souvent un arrière-goût amer, celui de l’échec avec un grand E. Sans parler de la honte (!) ressentie dans le cas d’un passage en école de commerce, perçu, à tort ou à raison, comme une sorte de petite trahison envers Deleuze et Lucrèce.
La description du système ne serait pas complète si on omettait de mentionner que la grande majorité des préparationnaires ne se font pas d’illusion sur leur capacité à décrocher une des ENS, et s’inscrivent en hypokhâgne pour s’y bâtir une « solide culture générale littéraire », comme on dit dans les brochures de L’Étudiant ou de l’ONISEP. Leur objectif : décrocher plus facilement une agrégation, et/ou éviter les premiers cycles littéraires des universités, fantasmés comme des lieux de perdition et de glandouille où un « bon élève » ne peut que se gâcher. Cette résignation ou ce réalisme initial n’empêchent pas, une fois pris dans la mécanique de la prépa, de se prendre à rêver un peu à l’ENS, et surtout d’être jugé en permanence selon les standards de cette dernière. Tout ceci donne en définitive un tableau assez étrange : dans les quelques classes préparatoires parisiennes qui trustent l’immense majorité des places au concours se joue une sorte de Ligue 1 de la khâgne, avec des ENS que l’on sait à portée, et donc une compétition redoublée : dans le reste des prépas, un climat irréel, avec des professeurs de qualité tentant de faire vivre la possibilité non pas d’une île, mais d’une intégration, et des bataillons d’élèves oscillant entre résignation et sentiment d’absurde. Ajoutons que les politiques démagogiques et à courte vue, soutenues à droite comme à gauche, de multiplication des classes préparatoires n’arrangent en rien cette situation.
Au regard de ces considérations, l’annonce de Valérie Pécresse se justifie et semble s’inscrire dans un pragmatisme de bon aloi. Le fait de candidater à d’autres écoles (ESC tout spécialement) se banalisera et ne passera plus pour une déchéance intellectuelle, si ce n’est morale. Les prépas littéraires de province gagneront en attractivité, le moral des khâgneux remontera, et ils auront la perspective joyeuse d’échapper au spectre bien connu du « premier de l’agrèg’, thèse brillante, qui a terminé (sic) comme conseiller au rayon photo de la FNAC faute de débouchés » pour entamer une brillante carrière dans l’administration ou le conseil en stratégie, là où leur « solide culture générale » et leur « capacité de rédaction » seront des atouts face à des diplômés de filières plus classiques et « trop formatés ».
Mais au-delà de l’intérêt immédiat et supposé des individus, on peut s’interroger sur le sens plus général de cette évolution. En premier lieu, on peut fortement douter de la « revalorisation » attendue des filières littéraires. Le système hypokhâgne-khâgne n’a jamais été dévalorisé ; c’est le moment du lycée qui pose problème. Or d’une part nombre de bons élèves passaient déjà sciemment par un bac S avant de se laisser le choix d’intégrer une prépa littéraire, et d’autre part la perspective de l’hypokhâgne participait déjà à défendre en soi l’intérêt de passer un bac L. Il me semble que c’est plutôt le culte bien français des mathématiques qui joue comme déterminant (quand on est un élève sérieux, on fait des maths, et réciproquement), et que l’avant-bac et le post-bac sont assez clairement distingués à ce regard. Mais ce n’est qu’un détail. Le problème plus fondamental est le signal donné quant à l’enseignement supérieure en son ensemble. Faire en sorte que tout préparationnaire puisse accéder à une école, quelle qu’elle soit, même à une modeste ESC de province, c’est dire en creux que l’université n’est décidément plus fréquentable. Dans le système actuel, il était entendu et en définitive plutôt accepté que la majeure partie des khâgneux retournaient à l’université une fois le concours passé (et raté), et continuaient ensuite un cursus facilité par rapport aux étudiants issus d’une formation purement universitaire. Désormais, l’évitement des premiers cycles universitaires (ancien DEUG, actuelle Licence) rendu possible par la prépa s’étendra également au niveau Master, et risque, quoiqu’on puisse dire par ailleurs sur les rapprochements entre universités et grandes écoles, de détourner un fort contingent de (bons) étudiants des concours d’enseignants et surtout de la recherche en lettres et sciences humaines. On me fera sans doute cyniquement remarquer que c’est plutôt une bonne chose, vu le rétrécissement continu des postes et des possibilités de carrière dans ces voies. Là encore, du point de vue de l’intérêt des individus, on ne peut qu’acquiescer. Mais que traduit-elle, cette transformation, des choix politiques à l’œuvre ? Alors que la droite entonne à l’envi le discours unanimiste sur « l’économie de la connaissance », et explique que puisque l’on ne peut pas produire des voitures ou des vêtements compétitifs, il faut miser sur la matière grise, on construit concrètement un système qui produira plus de contrôleurs de gestion ou de communicants, et moins de chercheurs. Il serait intéressant d’entendre Valérie Pécresse sur ce point. Reste par ailleurs la question, plus que jamais pendante, de la bicéphalie de notre enseignement supérieur. S’il faut à tout prix préserver les meilleurs étudiants de l’enfer de la fac, si, comme je le lisais dans un article sur cette réforme, on pourra envisager d’ajouter « quelques master sélectifs » à ce concours commun, ne faudrait-il pas être désormais honnête et expliquer officiellement que l’université n’est plus qu’une voie de seconde zone, et déconseiller formellement aux élèves talentueux de terminale de s’y engager, si ce n’est en droit ou en médecine ?
Cette transformation du concours des ENS a le goût et l’odeur d’une rustine appliquée sur un système que l’on préfère laisser lentement se décomposer, plutôt que d’aborder franchement les questions qui fâchent (mérite réel de la formation en classe prépa puis en école, sélection, financement des études, numerus clausus …). Certains loueront le pragmatisme de Valérie Pécresse. D’autres liront dans ses décisions une forme au mieux de résignation, au pire de renforcement cynique d’un système à deux vitesses qui ne dit pas son nom.
Romain Pigenel