Anne-Françoise Kavauvea est une lectrice que la rentrée littéraire ne perturbe pas. Aussi vient-elle de publier sur son blog propre critique de Et que morts s'ensuivent ; que l'on pourra lire aussi directement chez elle ; ou encore, TELECHARGER au format pdf.
Et que morts s’ensuivent a
été publié au Seuil en février 2009. La rentrée littéraire avec ses
trépidations est donc loin… mais ce recueil est pour moi une
découverte. Onze nouvelles y sont réunies, onze textes ciselés au parfum
d’anathème. En effet, le titre est comme une menace, une imprécation
proférée contre les personnages qui se succèdent au gré de ces pages
précises, drôles, dramatiques, sarcastiques, à l’élégance cinglante.
Onze destins malheureux, onze catastrophes retentissantes ou furtives,
discrètes et quotidiennes, ou alors stupéfiantes et épouvantables. Marc
Villemain, d’une main sûre, y dessine plus que des silhouettes : les
personnages sont saisis d’un trait, mais dans leur essence. Chacun
d’entre eux donne un titre à une nouvelle : Nicole Lambert, Anémone
Piétra-d’Eyssinet, Anna Bouvier, M.D. …, s’insérant dans des univers
très variés mais cohérents. D’ailleurs, un personnage constitue une
sorte de fil rouge dans le recueil ; Géraldine Bouvier, successivement
voisine, bonne, infirmière, nourrice, cycliste… Ces multiples avatars
créent une unité du recueil, mais l’ancrent également dans une forme
d’humour discret, créant une attente chez le lecteur – attente
secondaire, le personnage étant presque toujours relégué au second plan –
mais importante tout de même, et instaurant une complicité amicale
entre auteur et lecteur.
Or, ce lien
entre les différents textes du recueil est suffisamment ténu et discret
pour que chacune des nouvelles constitue un univers à part entière.
L’une des grandes réussites de Marc Villemain réside dans sa capacité à
créer une harmonie dans la diversité. Les histoires jaillissent de
cadres différents : une plage, un salon d’épilation, une chambre, un
grenier… Les protagonistes, eux aussi, offrent des visages très
disparates : jeunes femmes presque banales, riche héritière, père de
famille sans histoire, révolutionnaire non violent, enfants, adultes,
vieillards, cannibales. Chacun de ces personnages est, d’une manière ou
d’une autre, confronté à la mort. Cependant, d’un texte à l’autre, les
climats, les situations, les intrigues varient, portant sur ce thème
grave des regards divers et nuancés : ironique, sombre, cruel, tendre…
Au détour de chaque page, une surprise. Ainsi, au rire né de l’histoire
de Nicole Lambert et Odette Blanchard, qui ouvre le recueil (et dont la
morale serait : méfiez-vous des produits dépilatoires), succède l’humour
noir et grinçant, puis l’émotion pure (celle que j’ai ressentie à la
lecture de la nouvelle intitulée « Matthieu Vilmin », un sentiment
durable et bouleversant né d’une rencontre entre la fiction et la
réalité). Marc Villemain reconnaît que parfois, les effets produits sur
le lecteur lui échappent : mais c’est aussi la magie de la littérature
(de la belle et bonne littérature, allais-je écrire) que d’inciter le
lecteur à s’approprier l’œuvre, l’associant d’une certaine façon au
processus de la création.
Les
nouvelles de Marc Villemain embrassent ainsi des situations diverses,
mais elles dessinent aussi une sorte de paysage de la société
d’aujourd’hui, en proposant des angles de réflexion inattendus mais
efficaces. « Matthieu Vilmin » incite le lecteur à envisager la relation
qui s’instaure entre patient et soignant d’une manière subtile et
originale – quel est celui qui apprend à vivre à l’autre ? La relation
est-elle à sens unique ? Les réponses proposées à ces questions
cruciales ne sont pas simplistes, au contraire : elles se déclinent à
l’infini, selon l’angle choisi, l’état d’esprit du lecteur – et celui du
personnage, certes. Et de ce texte grave, le rire, paradoxalement, naît
dans ce qu’il a de plus dramatique ; un rire mêlé de larmes, lorsque la
volonté de vivre s’amenuise et s’efface lorsque l’autre a retrouvé le
monde des vivants. Dans tous ces textes, des êtres s’éloignent, les uns
des autres souvent, du droit chemin encore plus fréquemment ; mais
étrangement, cette mort qui pourrait à chaque fois sembler
extraordinaire se banalise, puisqu’elle est le lot commun à chacun.
Qu’importe le chemin, puisqu’au bout, l’issue sera la même ? Evoquer la
mort d’un personnage (ou sa dégradation physique : tous les personnages
ne meurent pas dans ce livre, mais tous y perdent quelque chose) est une
façon de dramatiser la vie, ou, au contraire, de porter sur elle un
regard doux-amer, chargé d’une affectueuse ironie. Tous ces personnages
suscitent la pitié, à un moment ou à un autre, même les plus
épouvantables d’entre eux (je pense à ce père incestueux accusé devant
un tribunal d’enfants qui m’a irrésistiblement rappelé le tribunal des
voleurs dans M le Maudit…).
De ce trait
particulier, de cette écriture précise et élégante naît une tension.
L’attente créée devient un élément dynamique, obligeant le lecteur à
poursuivre son chemin dans l’œuvre, alors que, par définition, un
recueil de nouvelles peut se lire au coup par coup, dans une
indépendance facilitée par la brièveté de la forme. Ma lecture – je
parle de la mienne, puisqu’après tout, lire est un acte individuel et
intime – n’a pas été celle que j’adopte en général face à un recueil.
Souvent j’ouvre deux livres, juxtaposant les expériences au risque d’une
certaine confusion. Et que morts s’ensuivent est un
recueil particulier qui se lit à la manière d’un roman. La lecture d’un
texte en appelle une autre ; les morts s’ensuivent et se suivent dans
un cortège ininterrompu, funèbre et drolatique. Demeure finalement une
impression forte, un souvenir vivace, des personnages inscrits
durablement dans la mémoire du lecteur. C’est un tour de force qui
prouve les qualités d’écriture de Marc Villemain, un auteur modeste et
discret, mais dont la plume précieuse est dotée d’un véritable pouvoir.
Du grand art…
La
dernière nouvelle, M. D., occupe dans mon cœur de lectrice une place
particulière, parce qu’elle constitue une sorte de rupture avec les
textes qui précèdent : une jeune femme, figure d’écrivain (double
peut-être de celui-ci) est évoquée au futur, dans une inéluctable
progression vers le destin commun à tous les personnages du livre. Mais
ici, rien ne semble préparer cette mort, si ce n’est, peut-être,
l’angoisse de l’écrivain qui ignore les effets de sa création sur le
lecteur. Les mots lui échappent, les personnages semblent prendre une
indépendance, la maîtrise de cet univers devient impossible. « Donc,
M. D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires
qui lui tombèrent sous les doigts, s’étonnant elle-même de leur rythme,
de leur sonorité, de leur caprice, quand ce n’est pas des personnages
eux-mêmes. C’est qu’ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle
se demandera si le lecteur aura conscience de la réalité fantomatique
de ces personnages dans son cerveau. Car M. D. n’aura jamais eu besoin
des critiques pour évaluer les limites de son art. Elle se dira que tout
ça n’est pas si mauvais au fond, que cela vaut bien quelques-uns de ces
succès qu’ils exhibent dans les devantures, mais enfin elle sait
parfaitement que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent
et à la nuit. »
Dans
le beau regard sombre de M . D., la conscience que ce cortège de
fantômes sur la lande de papier est peut-être plus réel que sa propre
vie de solitude, à cette table, dans ce lit vide où elle ne s’allonge
pas, assise en tailleur à fumer, mêlant quelque chose de son corps à ce
vent, cette lande et cette nuit…
Anne-Françoise Kavauvéa