Jamaica KINCAID, Mon frère, traduit de l'anglais (États-Unis par Jean Pierre CAROSSO et Jacqueline HUET), Édition de l'Olivier, Paris, 2000 (193 pages) – Titre original : My Brother, 1997; repris dans la collection Points Seuil.
Un petit ménage de mes rayons, qu'il faut savoir, de temps à autres, alléger, et je tombe sur le roman de Jamaica KINDAID que j'avais beaucoup aimé. J'ai aussi retrouvé mes notes de lecture, que je vous offre en prime pendant que je poursuis mon voyage Sur la route avec Jack KEROUAC.
À Antigua, le frère de la narratrice, au vrai un demi-frère, est mourant « couché à mourir » ; puis il est mort. Récit en deux parties : un pendant et un après. Qui appelle un avant où la maladie, « cochonnerie », servirait de prétexte à un dévoilement par la mémoire des liens unissant la narratrice à sa famille. Je n'arrive pas, pourtant, à qualifier le récit d'autobiographique, même si la narratrice est manifestement l'auteur. Sans doute parce que le travail sur la langue – signalons celui des traducteurs –, qui incorpore transposé en créole guadeloupéen celui d'Antigua, et le style, à la fois dépouillé et quasi incantatoire, produisent un objet littéraire bien à part.
« Et quand j'ai revu mon frère pour la dernière fois, vivant, de cette espèce de manière qu'il avait d'être vivant (mort en fait, mais respirant encore, sa poitrine se soulevant et s'abaissant, son cœur battant comme quelque chose, battant comme quelque chose, mais quoi, mais quoi ? il n'y avait pas de métaphore, son cœur battait comme un cœur, seulement il battait à peine), j'étais si fatiguée qu'il soit dans cet état, pas vivant, pas mort, mais constamment avec ses exigences, dans le besoin, constamment, avec ses nécessités, pesant sur ma compassion, chaque fois que ça lui prenait, j'en avais marre de lui et je voulais qu'il s'en aille, et peu m'importait qu'il guérisse et peu m'importait qu'il meure. C'était précisément ce que j'éprouvais… je voulais seulement qu'il fasse l'un ou l'autre et puis qu'il me fiche la paix. »
Ce frère on connaît le nom de sa maladie, le sida, bien avant d'apprendre le sien ; les personnages sont d'ailleurs identifiés par leur fonction familiale : pères, frères (le pluriel est voulu) et surtout mère, cette Mrs DREW. Trop d'enfants, la pauvreté à combattre, la mort qui bouleverse le cours de la vie. Ah ! la mère. Ne serait-elle pas le pivot de cette histoire ? Même rejetée au fond de la haine – tel refuse la nourriture qu'elle lui prépare, l'autre de l'appeler autrement que Mrs DREW –, elle habite chacun de ses enfants, même croyant faire le bien elle les marque à tout jamais de ce qu'ils auront beaucoup de difficulté à qualifier d'amour maternel. Oui, elle est déterminante en ce qu'après avoir donné la vie à ses enfants elle détermine le cours de cette vie. C'est ainsi que la carrière littéraire de la narratrice jaillira de l'autodafé de ses livres. Jetés au feu par la mère parce que la fille aurait flirté avec un jeune homme, pour que la fille ne devienne pas la mère de dix enfant de dix pères. Comme tant de femmes à Antigua.
Pour le reste, le hasard autant que les souvenirs dessineront le personnage de Devon, le frère inconnu, malade et bientôt mort : car, en dépit de tout ce qu'on sait de quelqu'un ou qu'on peut découvrir sur lui, même un proche, même un parent, peut-on jamais le connaître ? Si ce n'est, peut-être, par un livre ?
« Je suis devenue écrivain par désespoir, de sorte que quand j'ai appris que mon frère était mourant, j'étais familiarisée avec l'acte qui me sauverait : j'écrirais à son sujet. J'écrirais au sujet de sa mort. […] j'ai commencé à écrire au sujet de ma propre vie et j'en suis venue à voir que cet acte m'avait sauvé la vie. Quand j'ai appris que mon frère était malade et qu'il allait mourir, j'ai su, instinctivement, que pour le comprendre, ou pour tenter de comprendre sa mort, et pour ne pas mourir avec lui, j'écrirais à ce sujet. »
J'ai souvent, au cours de ma lecture, pensé aux romans d'Hervé GUIBERT, notamment au Protocole compassionnel, évidemment à cause du sujet. Pourtant le traitement (le mot est étrange n'est-ce pas ?) est ici bien différent, Jamaica KINCAID prenant appui sur le « pendant » et l' « après » de la mort pour laisser la mémoire restituer l'avant – la vie –, tout ce qui a été, pour elle et sa famille, et qui la conduit, elle narratrice et nous lecteur, au présent. Irrémédiablement marqués, transformés.
La littérature, ça sert aussi à ça. Non ?