Parfois, on se fait des films qui nous feraient sourire si on les voyait au cinéma. De passage l'autre jour à Dives-sur-Mer, riante bourgade du Calvados, je gare ma voiture dans l'avenue du Général de Gaulle. Je dois acheter des accessoires destinés à réparer un vieux vélo. En marchant sur le trottoir vers la boutique du marchand de cycles, je passe devant la clôture d'un pavillon des années 60. Je jette distraitement un regard sur la maison, par dessus les thuyas. Et à ce moment-là, il y a un déclic dans ma tête. Je vous redonne les images telles que je les ai vues, en commençant par une copie d'écran Street View de Google Maps.
Comme quand le héros d'un thriller entre dans une pièce en sifflotant, accroche son manteau à la patère, se retourne, regarde d'un côté, puis de l'autre, puis, réalisant enfin ce qu'il vient de voir, s'arrête, tourne doucement la tête, et revient sur ce qu'il a aperçu au départ. Sa bouche en O parfait et ses yeux de merlan frit nous indiquent qu'il vient de tomber sur un truc hallucinant : le cadavre sanguinolent de Firmin, domestique dévoué, ou le coffre-fort béant et vidé de ses billets de banque, ou encore sa femme en train de tourner une sex-tape avec ses partenaires habituels du poker.
Le mystère peut commencer, on attend plus que de voir à notre tour la scène qui vient de lui faire écarquiller les yeux. Après, on pourra compatir ou se rincer l'œil, en attendant de rayer les mentions inutiles. J'ai fait pareil: je suis passé, j'ai regardé sans bien voir, j'ai continué, puis je me suis arrêté net, je suis revenu sur mes pas alors que j'avais une chose bien plus importante à faire que de m'attarder sur la façade d'une maison tristounette dans cette avenue sans intérêt... L'image était là, sur le mur de l'escalier extérieur. J'ai pris une photo, je suis allé acheter mes câbles de frein et mes chambres à air. Et puis bing, mon imagination a fonctionné, je n'ai pas cessé d'y penser, alors que ça fait au moins quinze jours que cette scène s'est déroulée.
J'ai déjà vu des fresques, des trompe-l'œil, des belles peintures murales, des moins belles, et des médiocres. Là, on est dans le très médiocre, question exécution. Mais il y a cette volonté de montrer ce qui se passe à l'intérieur de la baraque, à travers la fausse fenêtre ouverte. La scène est bucolique et surprenante. Dans une bibliothèque au plafond agrémenté de poutres apparentes (vu la tête du pavillon, elles ne doivent pas être Renaissance...), deux jeunes femmes jouent un petit concerto : une flûtiste à gauche, une violoniste à droite. La flûtiste est vêtue un peu à l'ancienne, d'une robe rouge plissée au décolleté. Elle a une coiffure en choucroute, qui ressemble à une perruque blonde du temps de Louis XIV. La violoniste est brune, habillée avec une robe ou un pull moins classique. Il y a un détail qu'on ne voit qu'en agrandissant : elle est gauchère. Sauf grave erreur de ma part, ce n'est pas le cas de la flûtiste. Les livres dans la bibliothèque m'ont tout l'air d'être du genre achetés au mètre et payés à crédit, genre Encyclopedia Universalis. Celui qui a peint avait des notions d'anatomie et de perspective assez sommaires. Et les deux femmes ne semblent pas être des sœurs.
Je donne tous ces détails, car j'essaie maintenant de comprendre ce qui a poussé quelqu'un à reproduire ici maladroitement cette scène de genre. Sa présence sur la façade, de telle manière à ce qu'elle soit vue des passants, sous-entend qu'il y a un message, une volonté que je ne saisis pas encore. Un instant réticent (de quoi je me mêle ?), je me dis que je peux laisser libre cours à mon voyeurisme, dans la mesure où les commanditaires de cette œuvre naïve ont clairement affiché leur intention que cela se voit. Et qu'on puisse en discuter, le cas échéant, des personnages et de la scène en question. Mais pour l'instant, je ne sais pas. Je sais comment me renseigner, ce n'est pas le problème. Mais je me demande encore si la satisfaction de ma curiosité m'amènera quelque part. Ou si, comme le héros de Blow Up, la réalité continuera à m'échapper, même en ayant en main quelques fragments épars de vérité. Et vous, qu'est-ce que vous feriez à ma place ? Quitte ou double ?