Il y a là des commerciaux qui transpirent mais qui essayent de ne pas le montrer. Il y a des blondes et des brunes qui souhaitent la bienvenue à tout le monde en distribuant le plan de la grande halle.
C’est chouette une nana en tailleur. Comme un comptoir, mais vivant. Pratique pour distribuer des prospectus.
On parvient parfois à entr’apercevoir des Géo Trouvetou et des Marcel Pas-de-Bol, installés sur un coin de table, avec des singes qui font bravo, des jeux de l’oie sans oie, des voitures à roues carrées et des poupées qui pissent du jus de pomme.
Il y a des responsables d’achats et des chefs d’entreprise, balayant la salle du regard en faisant des blagues que tout le monde trouve très drôles. Mais vraiment.
Bienvenue à l’International Toy Exhibition de 1959, à Nuremberg, en Allemagne.
Ça fait rêver…
Une grande foire aux trucs pour faire mumuse. Un business avec une rentabilité à faire flipper Bill Gates.
Barbie XP, service pack 2. Next Gen’.
Au milieu de cette foire humaine, de cette grande parade, il y a un Geo Marcel qui, lui, s’appelle Arthur Granjean. Mais c’est là son seul signe distinctif. Car comme tous les autres, il a quatre-vingts centimètres carrés de planche montée sur tréteaux à disposition.
Excusez-moi mademoiselle. Des tréteaux de la même longueur, c’est possible ou pas?
Comme tous les autres, il a fait faire des cartes de visite par son pote imprimeur de faire-parts.
Sois pas vache, fais-les moi gratos. C’est la chance de ma vie, j’te dis.
Pour l’instant, on lui a pris trois cartes dont deux ont fini dans la poubelle du voisin.
Ne pas jeter sur la voie publique.
Comme tous les autres, il a l’intime conviction d’avoir pondu LE truc qui va faire rêver les gosses et lui remplir les poches.
Pour mettre au point son miracle, il s’est enfermé dans son garage qui sent l’essence et l’humidité. Comme tous les autres. Et là, à disposition dans ce lieu exigu: marteau, tournevis, pince, papier, stylo et sa petite tête de linotte. Du côté des matériaux: plaque de verre, tiges en métal, vis et boulons, fil de fer, poudre d’aluminium et styrène. Le styrène n’est ni plus ni moins qu’une des formes de caoutchouc connues à ce jour. Que l’on trouve à l’état naturel - en faible quantité - dans la résine du Liquidambar orientalis, un arbre qui pousse au Proche-Orient et dont tout le monde se fout. Industriellement, c’est bien évidemment un dérivé du pétrole.
Arthur se met alors à couper des trucs et visser des machins ensemble. Des nuits entières.
De prime abord, le machin-bidule ne ressemble absolument à rien. C’est pourtant avec ce truc affreux, repeint à la va-vite pour faire bonne figure, qu’il s’installe sur son coin de table à Nuremberg.
Peur de rien, le mec.
Alors il attend, bien sagement, en souriant bêtement. Il attend que les décideurs, les chéquiers sur patte, daignent montrer le bout de leur nez. Ce qu’ils font. Mais bien souvent, ils le plissent et s’en vont vaquer plus loin.
Et là, alors qu’Arthur sombre tranquillement dans la déprime en comptant les nez plissés, un quadragénaire endimanché se pointe devant lui.
Encore un.
Le même qui, deux minutes plus tôt, a balancé dans les gencives de Geo Trouvetou que son singe qui dit bravo a l’air d’un âne qui fait des crêpes.
Bien entendu, tout le monde a ri.
Ce mec est vraiment drôle. En plus, il a une très jolie veste.
L’encravaté bouffeur de clowns se penche en avant, plisse le nez, tripatouille les deux gros boutons du miracle d’Arthur quelques instants puis balance son verdict.
Mmh…
Chaleureux comme un chou de Bruxelles surgelé.
Ce mec est vraiment drôle. En plus, il a une très jolie veste.
Avant de poursuivre sa balade digestive entourée de ses hyènes rieuses, il glisse rapidement une carte de visite dans sa poche.
C’est la poubelle qui va être contente.
Le défilé se poursuit, Arthur s’affaisse, l’expo se termine.
En rangeant leurs petites affaires, Arthur Granjean et Géo Trouvetou sympathisent. Le soir même, ils s’en prennent une belle au bar de l’hôtel. Chacun raconte sa vie, ses miracles avortés et la douleur qui en découle.
Pour Géo, cette soirée marque le début d’une longue descente dans l’enfer de la boisson qui le conduira au suicide cinq ans plus tard. Pour Arthur, la seule conséquence est une méchante gueule de bois. Qu’il ramène en souvenir à Paris, avec sa petite déprime post-miracle avorté.
Deux semaines plus tard, le téléphone sonne.
Ce sont des choses qui arrivent.
À l’autre bout du fil, l’interlocuteur est anglophone. Et Arthur, de ce côté-ci, est parfaitement bilingue.
Yes… Yes… Yes… Oh… Yes… bioutifoul, marveulousse… Goude baye.
L’interlocuteur, c’est le chou de Bruxelles bouffeur de clowns. Dans la vraie vie, il est connu comme étant le directeur commercial d’Ohio Art Company, un fabricant de jouets états-unien qui cherche à s’en mettre plein les poches.
Si l’encravaté appelle, c’est pour lui annoncer qu’ils vont acheter son miracle exposé à Nuremberg. Le bouffeur de clowns fait venir Arthur aux États-Unis, récupère le bébé, lui refile un gros chèque et le met dans un avion. Destination le soleil, avec putes et coke dans une valise.
L’encravaté refile ensuite le bébé à ses ingénieurs. Qui déballent et désossent l’engin. Qui regardent les croquis d’origine d’Arthur Granjean. Pour comprendre.
Ce truc est con comme la lune. Enfin presque.
L’aluminium en poudre est une cochonnerie infâme pire que la poussière. Ce truc se colle partout comme un aimant. Sur tout support. Même du verre. La plaque en verre justement, est destinée à recevoir la couche d’aluminium en poudre. Pour l’étaler, un faut un outil: des milliers de petites billes de styrène, le caoutchouc qui vient du Proche-Orient et dont le monde se fiche. En frottant la plaque de verre, le styrène dépose des particules d’aluminium qui, petit à petit, forment une couche uniforme.
Et pour dessiner, Granjean prend le principe du stylet : une pointe qui vient frotter - gratter - la couche d’aluminium. Le trait qui se dessine n’est autre que l’intérieur de la bête qui, non exposé à la lumière, apparaît sombre comme un trou noir.
Pour déplacer le stylet, Arthur a mis au point un système de mini poulies qui agissent sur du fil tendu. Tournez un bouton et le stylet se déplace sur l’axe vertical; tournez l’autre et c’est l’axe vertical qui sert de référence.
Les ingénieurs d’Ohio Art Company affinent les réglages, tendent un peu les fils, soignent le coup de peinture et, au tout début de l’année 1960 sort un drôle de bidule appelé Etch-a-Sketch (littéralement grave-un-croquis). Et sous le nom de Télécran en France, quelques temps plus tard.
L’Écran Magique - tel que l’avait nommé Granjean - débarque sur Terre.
Ce jeu ni vidéo ni électronique cartonne d’Est en Ouest aux États-Unis et en Europe. Tous les mômes qui s’ennuient ferme dans les breaks familiaux pendant les longs trajets à destination de quelque part gravent des croquis à tout va.
Au fil des ans, des générations entières de mouflets affinent leur doigté sur les gros boutons tout ronds des écrans enduits d’alu. Puis un malencontreux faux mouvement vient défigurer le lapin, le château ou la voiture.
Alors on retourne, on secoue très fort. Les microbilles de styrène crépitent. Et on recommence. Jusqu’à épuisement infantile ou crise de nerfs parentale.