Poésie du samedi, 7 (nouvelle série)
Jean sans Terre serait-il le double du trop méconnu Yvan Goll ? La couverture signée Max Chagall avait attiré mon attention : canne en main, la silhouette d’un pèlerin allant de gauche à droite, comme au retour de St-Jacques de Compostelle, parti d’Occident et cheminant vers l’Orient… Mais le pérégrin nommé Jean sans Terre n’est pas le pèlerin d’un pèlerinage ni un pèlerin particulier, ni un juif errant, même si des poèmes résonnent des échos de l’Histoire : il est tout un chacun, cheminant selon les voies qu’il se trace, sans autre but que de persévérer en son être et, chemin faisant, de constituer cet « être ». Habitants de cette terre, en serions-nous les sédentaires illusoires ? Ne sommes-nous pas plutôt viscéralement nomades voyageant autant que pensées vagabondes ? D’ailleurs, s’il est dit sans terre ce Jeannot-là, lui globe-trotter impénitent, c’est certainement pour échapper au leurre du lopin ou du domaine qui limite les élans et les rencontres…
Alors ce Jean qui n’est en rien propriétaire, comme chaque homme nait nu et dépourvu de tout pour retourner à la poussière itou, ce Jean emblématique de notre condition fondamentale nous entraîne dans une quête époustouflante. Il brave la tempête, traverse l’Atlantique, féconde la mer. Il s’agenouille devant la cathédrale de Strasbourg, longe Broadway ou découvre le pôle Ouest… Il fait sept fois le tour de la Terre, épouse la Lune mais s’immole au Soleil. Jean sans Terre a une ombre, un frère noir, des tiroirs et n’est pas sans mystères. Je vous résume sa biographie rien qu’en reprenant quelques titres de ce recueil qui n’est pas mince (200 pages). La vie d’un tel chemin de bonhomme ne saurait se résumer ni se cartographier, elle ne peut que s’éprouver. Et les épreuves ne lui manqueront pas : Jean est rongé par le vide, va aux enfers, rencontre la mort, subit l’épreuve du feu, de l’eau…
Homme dont la patrie est le cosmos plutôt que la Terre, Jean ne saurait se soustraire à cette station qu’est l’épreuve du miroir dont le poème ci-après est comme l’épreuve photographique. Connais–toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les Dieux… Jean n’est peut-être pas passé par Delphes mais il sacrifie à l’introspection salutaire, être de chair se débattant entre le monde et le moi, s’activant entre immanence et transcendance… C’est évidemement l’un des premiers poèmes du recueil, pour ne pas rester dans le leurre du seuil et que le périple ne soit pas vaine errance.
Jean sans Terre devant le miroir
Jean sans Terre à l’âge
Du Christ mis en croix
N’a aucun message
N’a aucune foi
N’est-il qu’un pauvre être
Qui mange et qui boit
Sans jamais connaître
Le monde et le moi ?
Tous les jours il baigne
Dans l’eau du miroir
Mais quand lui enseigne-
T-elle à mieux se voir ?
O Jean de la Terre
Regarde ton corps
Statue de poussière
Aux mille ressorts
Arbre dont la sève
Monte et redescend
Et monte sans trêve
Trente-trois printemps
Des racines roses
Au feuillage blond
Ta métamorphose
Embrase le tronc
Au bout des artères
Fleurissent les nerfs
Et les capillaires
Baisent l’univers
Ecoute l’aorte
Sonner l’avenir
Et les quatre portes
De ton cœur s’ouvrit
Ferme les paupières
Et tu trouveras
Entre les frontières
Le clair au-delà
Le vent d’Est dilate
Tes heureux poumons
Ailes écarlates
Qui t’emporteront
Statue de poussière
Fontaine de sang
Homme de la terre
Toujours vieillissant
Sache aussi l’obscure
Loi du végétal
Qui de créature
Te fera cristal
Sous les fontanelles
Bout à petit feu
Ta tendre cervelle
Qui fabrique Dieu
Mais dans les orbites
Detes yeux déserts
Une peur habite
Montée des enfers
Le mince sourire
De ta lèvre feint
Le calme quand l’ire
T’étouffe et t’étreint
Toute ta carcasse
Se comble de nuit
Quand ta bouche lasse
Remâche l’ennui
Bien que ta pupille
Boive le zénith
Ton foie brun distille
Le fiel du dépit
Tandis que ta tête
Frustre l’animal
Ton tremblant squelette
Sombre dans le mal
Ton plus doux délice
Ton plus rude effort
Ton plus secret vice
Ressemble à la mort
Hurle d’espérance
Vulnérable ver
Lorsque ta semence
Libère ta chair
Ta mesure intime
Toujours se défait
En aveugle urine
En mousse de lait
Et soudain le cycle
Toujours souverain
Ton sperme qui gicle
Seul te rend divin
Ainsi Jean de Terre
Hais et connais-toi
Ombre de matière
Captive du moi
Yvan Goll , Jean sans Terre, Seghers 1957 (premières publications échelonnées entre 1936 et 1939).
Né Isaac Lang à St-Dié-des-Vosges en 1891, Yvan Goll a vite délaissé des études juridiques pour fréquenter artistes et poètes dadaïstes, expressionnistes et surréalistes, entre France et Allemagne. On le trouve en Suisse pendant la Première guerre mondiale parmi les pacifistes réunis autour de Romain Rolland. Traducteur, Yvan Goll poursuit une œuvre poétique et littéraire importante que son épouse Claire Goll, elle-même femme de lettres, s’attachera à faire connaître après la mort d’Yvan en 1947. Durant leur exil aux Etats-Unis,entre 1939 et 1947, le couple animera la revue et maison d’édition Hémisphères qui publia notamment St-John Perse. Un numéro spécial de la revue Europe (mars 2004) est consacré à Yvan Goll qui fut également l’ami de Paul Celan.
PS : Cohérence aventureuse : Tristan Tzara dans la Poésie du Samedi n°7 de la première série…