Ce non-amour, sublime amour

Publié le 05 septembre 2010 par Anargala

La tradition du "pur amour" de la France du XVIIe distingue la méditation de la contemplation. La méditation est la considération volontaire des thèmes de la vie du Christ (les stations du Chemin de croix...) et des attributs de Dieu (l'omniscience, la simplicité, l'amour...). La contemplation, en revanche, est passive, simple, sans activité mentale. Elle est un acte d'amour pur, sans images, sans idée, qui consiste à se mettre en présence de Dieu. Dans la contemplation, on distingue encore celle qui est acquise de celle qui est infuse. Celle qui est acquise est discontinue et dépend de l'acte de se mettre en présence de Dieu. L'infuse est continuelle et est l'œuvre de Dieu. On ne s'absorbe plus tant en Dieu que Dieu nous absorbe en Lui. Même quand on quitte la contemplation, elle ne nous quitte plus vraiment. L'âme se repose puis s'engloutit dans le pur amour sans distinctions. La contemplation infuse selon une âme anéantie :
On ne se mêle plus d'agir.
On sent tout en soi s'élargir :
Une liberté souveraine,
un repos, une passion,
Mettant le néant hors de peine
de produire aucune action.
(...)
Ce non-goût est goût très aimable,
cette nuit, un excellent jour,
Ce non-amour, sublime amour,
ces non-vues, vues admirables.
On y voit tout sans rien y voir,
on y sait tout sans rien savoir.
On y possède tout sans crainte,
on prend tout sans mettre du sien.
On y aime et jouit sans feinte.
On y fait tout sans rien faire.
Nicolas Barré, Le Cantique spirituel, Arfuyen, 16 et 26.
Sur lui, avec ses œuvres complètes.
A l'intérieur du "pur amour", on peut distinguer plusieurs courants en réponse aux tensions suscitées par le dépassement des œuvres, voire par le dépassement de la possibilité même de pécher.
D'un côté, l'école de spiritualité française, autour de Bérulle, admet un anéantissement tout intérieur. Extérieurement, l'âme doit rester dans une parfaite obéissance et conformité avec les ordonnances de l'Église, épouse du Christ sur Terre. Nicolas Barré s'inscrit dans cette tendance, malgré la radicalité de son expérience. Il a donc été béatifié, comme Ruysbroeck avant lui. Ce dernier a une expérience très profonde. Mais il sauve sa tête, si je puis dire, en traitant d'hérétiques maître Eckhart et surtout les Béguines, qui sont les véritables initiatrices - les dâkinîs - de la spiritualité "rhénane".
L'autre courant est celui incarné par Madame Guyon. Selon elle, les œuvres ne sont pas toujours nécessaires. Elles ne sont qu'un moyen. Elles peuvent même constituer un obstacle à l'absorption. De même, les Béguines et les Frères et Sœurs du Libre-Esprit, telle Marguerite Porète brûlée vive à paris en 1310, affirmaient que l'âme simplifiée en sa vraie et originelle nature ne peut plus commettre de péchés.
Cependant, j'insiste : il n'est pas interdit de penser que les partisans de la première tendance, - conciliatrice - comme Ruysbroeck, Barré et tant d'autres (Jean de la Croix...) ont défendu la soumission à l'Église et la nécessité absolue des œuvres plus par prudence que par conviction.
Enfin, dernière remarque : le pur amour, le repos en passivité mentale n'impliquent pas un rejet de l'autre, ni un oubli des prolongements sociaux de l'expérience mystique. Tous ces gens ont travaillé pour les pauvres. Ainsi, Barré est bien connu en ce domaine. Toutefois, il faut remarquer qu'ils ne prêchent pas une remise en cause de l'ordre social (sauf les Frères et Sœurs du Libre Esprit, et encore...) qui leur semble légitime car naturel. Or, s'attaquer à l'ordre de la nature, c'est s'attaquer à l'œuvre de Dieu. Barré dît ainsi :
"La beauté de l'univers consiste dans les beautés différentes de chaque chose. Si un arbre voulait avoir le brillant de l'or, et si l'or était revêtu de la verdure du feuillage, des fleurs et des fruits de l'arbre, ce serait une confusion et une destruction de toute la nature".
Traduisons : Que chacun reste à sa place ! De même, pour Platon, la justice consiste à s'ajuster à l'ordre naturel des choses. Pour Paul de Tarse, "Tout pouvoir vient de Dieu". Pour Krishna dans la Gîtâ, le mélange des castes et la racine de tous les maux. Il faut que chacun tienne son rang selon sa condition (svadharma).