Posté par Rémi Begouen le 4 septembre 2010
Au bout du monde (partie 2)
(Essai paru sous le nom de «EL CAROSSA», en avril 1999, suite à «MICA»)
* LE PARADIS DE MERZOUGA *
“Ah, les dunes de Merzouga, tu verras !…”. Depuis des années, j'entends ma compagne Claude me faire description de son PARADIS.
Par un beau jour d'avril 99, un bon vieux car nous emmène enfin d'Erfoud à Merzouga, via une quinzaine de km de route goudronnée plus une cinquantaine de km de pistes, vaguement balisées de piquets.
Ouf !, nous voilà chez l'ami “Hassan le Touareg”, patron de l'auberge du même nom, face à l'immense dune de sable “rouge” (ocre, en fait) qui fait la célébrité du lieu.
A peine posés - et abreuvés du thé de l'amitié… -, voilà que Claude m'emmène… “dans ses dunes” : non, pas dans “La Grande Dune”, qui nous nargue du haut de ses 200 mètres, mais dans un dédale de ses “magnifiques enfants”, qui font un vaste labyrinthe de collines dorées de sable mou, posées sur un sol dur, gris, parsemé de pierres noires. Je recueille l'une d'elles, modèle réduit de la Kaaba de La Mecque. Laquelle fut je pense recueillie entre deux dunes du Hedjaz, là-bas, autrefois. Au fait, nous sommes bien arrivés au Sahara.
La monotonie géographique de cet immense désert permet à l'imagination de se transporter “facile” du Maroc à l'Arabie ; et de se transporter du XX° au VII° siècle, aussi bien.
Certaines dunes, bien sûr, ont changées de place ; certaines oasis ont été envahies de sable ; d'autres, au contraire, se sont crées : “Inch'Allah”! Rien de tel qu'un séjour dans le sable (erg) et dans la pierraille (reg) du Sahara pour commencer de comprendre vraiment l'Islam, qui signifie Soumission (à Dieu, en théorie, … à la nature, en fait) : sous ce dur climat, dans cette cruelle beauté des minéraux, la vie humaine n'a été possible qu'en se soumettant aux deux lois “divines” : vent + oasis. Allah soit loué…
Dans l'oasis de Merzouga, les mécréants que nous sommes, Claude et moi, sommes soudain soumis au vent de sable, qui s'est fort levé, alors que nous nous promenons à pied : à défaut “d'y croire”, nous avons cependant adoptés, des moeurs musulmanes, l'une de ses efficaces coutumes : le port du chèche - dit par abus “voile islamique”, dans de récentes polémiques, stupides, au prétexte de la laïcité scolaire. Le chèche, cette très longue pièce de coton fin, qui sert aussi bien de turban que d'écharpe, de voile ou de serviette, est d'une utilité parfaite sous ces climats : il est d'ailleurs amusant de constater que les adeptes marocains de l'horrible casquette US. Base Ball (agrémentée d'une publicité) sont bien heureux de l'entourer d'un chèche lorsque le vent se lève… Ou lorsque le soleil tape, sur la nuque comme au front : même portée à l'envers, cette casquette reste caduque en ces climats !
* LA BARBARA BERBÈRE *
“Ah, les dunes de Merzouga, tu verras ! “ : merci, Claude, j'ai vu. Et surtout je t'y ai vu redevenir “heureuse gazelle du désert”, à soudain détaler entre deux lignes de crêtes, moi peinant parfois à te rejoindre avant de comprendre l'essentiel : ta joie, animale, de m'inviter à partager ton paradis. Nous avons ainsi couru et ri comme des gosses, oublieux, une heure ou deux, de notre si petite condition humaine. Et là, au bout du monde, ce fut ce miracle, entre deux dunes roses, sur ce sol gris, de cette vision : deux femmes plus un âne…une scène de Beckett ?
Incrédules, nous nous sommes approchés. Oui, ces deux femmes sont là, tranquilles… à laver leur linge !. L'âne a porté l'eau, qu'une marmite a fait bouillir sur de pauvres épineux ; puis le linge lavé a été étendu, à même la dune, pour rapide séchage - sans doute suffira-t-il de secouer plus tard ce linge sec pour en éliminer le sable, si propre. Et plus tard, après avoir à nouveau gambadé dans les dunes, nous aurons étonnante confirmation de cette technique lavandière : à l'oreille, attirés par une splendide psalmodie qui perce le silence, nous revenons à la “scène beckettienne”.
De la crête d'une dune, soudain, nous découvrons notre “Barbara” : c'est l'une des deux lavandières, qui secoue le linge sec, sans se presser, le temps de son concert solitaire en langue berbère. Sa compagne et l'âne sont partis, elle est restée toute belle et toute seule dans ce désert minéral, qu'elle anime de sa sublime voix : tandis que, sidérés de tant de gratuites beautés, nous nous sommes accroupis à distance - pour ne pas trop intimider l'artiste ! -, la femme fait un paquet de son linge sec, le cale sur sa tête, et, après salutations enjouées, nous quitte…en chantant : elle fera un bon kilomètre ainsi, quelle santé…!
RIEN, non rien ne peut être “comme avant” après une telle scène de vie, d'art, de vérité, de beauté. Claude et moi n'avons rien fait que de venir ici, ce jour, cette heure, pour rencontrer cette voix du désert…, cependant que des centaines de touristes sourds gambadent alentour au bruit des moteurs de leurs débiles 4×4. Puis ils diront : “moi j'ai fait le Sud”, à l'Hôtel du Nord… Et moi je dis ici, avec l'amie Claude, aux quatre horizons : nous avons entendu “la Barbara berbère”, solitaire dans les dunes ; c'était un concert privé, d'entre amis. Voilà tout…
Et voilà… : “souviens-toi, Barbara…, quelle connerie la guerre”, oui. Oui, on ne peut oublier le Kosovo : ses lavandières, ses chants perdus. Oui, femme berbère de Merzouga, chante, chante, chante… encore !!
* LE PROGRÈS ET LA MARMITE *
Sous le sable sec, l'eau : tandis que nos étranges lavandières ont déplacé leur eau de lessive du puits de leur hameau jusqu'au creux d'une dune, selon de vieilles traditions, le progrès fait rage. Il consiste ici à avoir découvert, à une grande profondeur, une très vaste nappe phréatique : “révolution dans l'oasis”. Nous avons croisé, à quelques kilomètres du village, un vaste chantier : un grand château d'eau s'y construit, ainsi que de très longues tranchées, qui recevront des canalisations pour “l'eau au robinet”, demain. Mais cet évident progrès ne fait pas l'unanimité, pour deux raisons :
-1- l'eau était gratuite, dans les puits ancestraux ; comment de pauvres fellahs pourront-ils payer l'eau du robinet “moderne” ?
- 2 - Si les fillettes et les femmes se libèrent de l'ancestrale corvée d'avoir à puiser l'eau, ne vont-elles pas devenir oisives, c'est à dire dévergondées ?… Réponse probable : les envoyer à l'école coranique, qui enseigne la soumission. Celle de l'homme à Dieu ; et celle de la femme à l'homme, en douteuse prime… Ce simple progrès et problème local souligne les contradictions de la société musulmane - parmi tant d'autres : oui, en France aussi se confrontent la technologie moderne et le poids des traditions. Par exemple, les tenants du “tout nucléaire” se gaussent - bien à tort ! - des écologistes, accusés de vouloir “revenir à la lampe à huile”…
Mais, pour en revenir au Maroc - ensoleillé et venteux - la technologie de pointe permet déjà la profusion de “batteries solaires”, voire un jour d'éoliennes : c'est là un souple programme d'énergie, car elle est produite et consommée au maximum sur place, sans monstrueuses centrales nucléaires, sans monstrueuses lignes à haute tension, etc. Que cette énergie alimente les télévisions plutôt que les pompes à eau, qu'elle serve à sonoriser l'appel du muezzin plutôt qu'à faire du froid chez le boucher, ce sont là d'autres questions, politiques, de société… Il reste que, pire que la nôtre, la société musulmane est pleine de graves contradictions “entre hier et demain”. Au Maroc, spécialement, puisque le très réactionnaire Roi “co-habite” avec la gauche officielle, vaste et machiavélique manœuvre… Quant à l'Algérie si voisine (la frontière est à 30km de Merzouga), il semble que Machiavel y règne : cf. la farce de l'élection de Bouteflika. Bien sûr “le Marocain de base” est très ému de voir son frère algérien pris en tenaille entre terrorisme d'Etat et terrorisme islamique. Et ce drame le menace : si le Big Brother de Rabat et son compère d'Alger semblent régner différemment, il reste que l'un et l'autre sont fragiles, face aux énormes contradictions sociales, celles “de la marmite qui bout”…
* LE POISSON POURRI *
L'un de nos amis de Merzouga, “guide officiel” de son métier, arbore sur sa belle djellaba un insigne qui affirme : “Non à la Corruption”. Cet acte de courage civique - qui l'engage à refuser d'être soudoyé et à refuser de “faire bakchich” au flic - n'est pas le fait isolé d'un idéaliste. Il s'agit d'un mouvement d'opinion, lancé par une nouvelle association, qui donne espoir. Espoir : non, pas celui de la Révolution Sociale, oui, celui de la dignité citoyenne.“Le poisson pourrit par la tête”, dit un proverbe arabe. Et, effectivement, les services d'Etat, au Maroc pire qu'ici, donnent l'impression d'être pourris par la corruption, alors qu'ils sont censés s'y opposer. Il est de notoriété publique (telle est “mon enquête”) que tout, ou presque, se monnaie frauduleusement, entre un riche marocain et l'autorité publique… : c'est dire que le pauvre marocain, lui, tend à s'appauvrir encore plus ; c'est dire dans quelle effroyable misère s'enfonce le peuple ; c'est dire que “le grand rêve d'émigrer” n'est pas près de faiblir, malgré tant de témoignages négatifs que rapportent les “frères d'Europe”. On sait que l'apport de devises étrangères au Maroc est dû et au tourisme et à l'émigration. Mais, malgré l'énorme développement de “l'industrie” du tourisme, c'est encore la migration marocaine (principalement en Europe) qui, mandat par mandat, famille par famille, apporte le plus de devises fortes, nécessaires à…la perpétuation du régime “royalement” policier. Je lis cette information dans une courageuse pleine page que publie le journal marocain “Libération” du 16 avril 1999. Son titre est “Lettre Ouverte à mon tortionnaire”…, son rédacteur étant l'un des ex-prisonniers politiques de Hassan II, Salah El Ouadie, moins connu que l'ami Abraham Serfaty, mais tout autant victime de la barbarie policière marocaine que lui. Voici des extraits de cette terrible lettre :
(…) Regardez, Monsieur, ce que la crainte de l'État a fait du pays : 55% de Marocains illettrés. - 30% sous le seuil de pauvreté. - 47% menacés de pauvreté. - 34% des enfants meurent avant un an. - Le pays est au 125° rang sur 175 nations. - Un pays rong2 par la corruption, le trafic d'influence, l'accaparement des biens publics, la fuite des capitaux, arrachés à la sueur des travailleurs, vers les banques étrangères, dans l'impunité la plus totale… Le Pays s'est vidé de son sang et s'est réveillé un beau jour anémié et ruiné, face à l'évidence du naufrage…