Obscurité (46)

Publié le 03 septembre 2010 par Feuilly

Le lendemain, on se leva de bonne heure. Il n’y avait plus vraiment de nuages, mais une sorte de brume montait du fleuve et enveloppait tout, créant une atmosphère étrange, un peu irréelle. On prit le petit déjeuner à l’intérieur de la tente, car il faisait trop froid pour manger dehors. C’était bien la première fois, à vrai dire, que la météo ne se montrait pas trop généreuse, car depuis leur départ ils n’avaient connu que du beau temps. L’enfant pensa que là-haut plus au Nord, dans les forêts profondes qui étaient son vrai pays, l’été, tout doucement, devait déjà être en train de se terminer. C’était bien connu : après le quinze août, il pouvait encore faire agréable la journée, mais les nuits commençaient à se montrer fraîches, annonçant à chaque fois un automne précoce.

Bon, on n’en était pas là en Dordogne et il savait que le soleil reviendrait bientôt, mais néanmoins ce brouillard inhabituel venait lui rappeler le mois de septembre et la rentrée des classes. Que feraient-ils à ce moment-là ? Il faudrait bien s’installer quelque part et aller à l’école, c’était obligatoire. Ne pas s’y rendre, c’était une nouvelle fois se mettre dans son tort et chercher les ennuis. Or des ennuis, ils en avaient suffisamment comme cela. Mais d’un autre côté, s’arrêter définitivement dans une ville, y louer une maison (avec quel argent ?), s’inscrire dans un établissement scolaire, c’était aussi se faire repérer facilement et comme ils étaient recherchés, ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire. Quelle position adopter alors ? Il n’y avait pas de solution. Quoi qu’ils fissent, ils fragilisaient leur situation. L’enfant avait bien conscience, maintenant, que leur périple ressemblait davantage à une déroute qu’à des vacances. L’air sombre de sa mère, qui mordillait dans son morceau de baguette sans proférer une parole, le confortait dans cette conviction. Enfin, au moins il n’était pas le seul à se rendre compte de la réalité et du pétrin dans lequel ils se trouvaient, c’était déjà cela. Mais voir sa mère dans cet état, songeuse, triste, abattue, ne le rassurait pas beaucoup. Il aurait espéré que la solution pût venir d’elle, mais il sentait bien qu’il ne fallait pas trop y compter. Intuitivement, il devinait qu’elle allait s’enfoncer dans une fuite en avant dont il redoutait d’avance la conclusion. Mais que pouvait-il faire d’autre que de suivre ? Et puis il y avait Pauline, qui était toujours bien triste pour son chat et à qui on avait promis une escapade jusqu’à l’océan. On ne pouvait pas lui refuser ce petit plaisir qui, peut-être, la consolerait. Il fallait donc jouer le jeu pour elle et faire comme si les vacances continuaient, comme si elles ne devaient jamais avoir de fin. Pendant un jour ou deux, trois peut-être, on pourrait faire semblant. Mais après ? Que se passerait-il après ?

Il eut fini de manger le premier et il sortit aussitôt de la tente. Il resta alors stupéfait devant la beauté du paysage qui s’offrait à lui. Le brouillard, tout doucement, se levait sur les hauteurs, tandis que les bas-fonds, près du fleuve, restaient encore noyés dans la brume. Alors que tout le camping était enveloppé dans une atmosphère diaphane, la silhouette majestueuse du château de Beynac s’élevait tout là-haut, éclairée par les premiers rayons du soleil. On aurait dit une apparition. On ne voyait que lui, comme si, avec ses belles pierres jaunes polies par le temps et si chargées d’histoire, il était sorti du néant. Il y avait quelque chose de magique, d’irréel, dans son apparition soudaine. C’était beau, incroyablement beau, et l’enfant se dit que s’il avait été un peintre il n’aurait pas manqué de tenter de restituer cette scène inoubliable. Mais voilà, il n’était pas peintre. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était conserver cette image au fond de sa mémoire. Plus tard, bien plus tard, quand il tenterait de revivre mentalement tous ces événements et de reconstituer le fil de leur aventure, celle vision du château émergeant de la brume resurgirait souvent. C’était comme si la forteresse, sortie tout droit du Moyen-Age, leur lançait un message : aller en haut, toujours plus haut, dans la lumière resplendissante. Oui, mais voilà, eux ils étaient en bas, tout en bas, noyés dans le brouillard, et ils ne trouvaient pas leur chemin. Dans les jours qui allaient suivre, ils n’allaient que s’enfoncer encore davantage.

Quand les tentes furent démontées et les quelques bagages rangés dans la voiture, on quitta donc Beynac pour le grand Sud-Ouest. Ils auraient pu repasser par Bergerac et foncer sur Bordeaux, mais la mère préféra les petites routes et c’est donc par Marmande et Bazas qu’ils pénétrèrent dans la forêt des Landes. Le soleil était revenu et brillait maintenant bien haut dans le ciel. Avec cette lumière, les bois de pins auraient dû être superbes et pourtant non, quelque chose n’allait pas. De nombreux arbres étaient cassés, d’autres déracinés. On sentait que la forêt avait souffert des dernières tempêtes hivernales et comme celles-ci avaient été catastrophiques, on n’avait pas eu le temps de tout nettoyer. Des centaines de troncs étaient couchés sur le sol, grosses bêtes préhistoriques qui se seraient endormies. D’autres troncs restaient inclinés, retenus à mi-parcours dans leur chute par les arbres voisins, qui souvent s’étaient cassés à leur tour. Bref, c’était un vrai désastre de tous côtés et cela porta un coup au moral de notre trio.

Ils étaient seuls, maintenant, sur les petites routes qui pénétraient au plus profond du massif, si seuls qu’ils avaient presque l’impression d’être perdus. A leur gauche comme à leur droite, des milliers de pins maritimes fermaient l’horizon, mais un tiers au moins gisait par terre. On se serait cru en pleine guerre après un bombardement. La mère, qui, danssa jeunesse, avait connu ces lieux dans toute leur splendeur, était déçue car elle avait l’impression qu’on lui avait volé ses souvenirs ou plus exactement que les sites qui l’avaient fait rêver et qui lui avaient permis à l’occasion de se sentir heureuse quand elle se les remémorait, elle avait l’impression, dis-je, que ces sites ne pourraient plus jouer ce rôle consolateur. Ce qui avait existé n’existait plus et le monde en était un peu moins beau.

L’enfant, de son côté, restait perplexe. Le fait de parcourir cette forêt immense, qui semblait n’avoir ni commencement ni fin, lui rappelait une autre forêt, celle de sa région natale, et il se souvenait parfaitement de leur fuite précipitée, lorsqu’ils avaient quitté la maison familiale. Là aussi ils avaient roulé pendant des heures dans des bois interminables et là aussi les arbres défilaient sur le côté, à la même vitesse que la voiture, mais en sens opposé.

Quant à Pauline, elle ne pensait pas à grand-chose, à vrai dire. Elle restait recroquevillée sur le siège arrière et manifestement elle maudissait toujours le sort injuste qui avait amené son pauvre Azraël là où il était. Il n’était même pas certain qu’elle se rendît compte qu’ils étaient en train de traverser les Landes ou, si elle en avait conscience, c’était sans doute pour se dire que son chat n’aurait pas manqué de se perdre dans une pareille forêt et qu’il y serait de toute façon mort de faim.

On le voit, le moral des troupes n’était pas vraiment au beau fixe et le soleil ne changeait rien à l’affaire. Au contraire, sa présence semblait même incongrue au milieu de tous ces pins dévastés et sa chaleur, qui devenait de plus en plus lourde, était même dérangeante. On roula encore comme cela un bon moment et puis soudain, alors qu’on ne s’y attendait vraiment pas, on se retrouva devant l’océan.Il y avait devant eux une grande plage de sable fin et là bas, tout au bout, l’océan, avec de grandes vagues qui se retournaient et dont on percevait la rumeur jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient. La mère avait coupé le moteur et ils restaient tous là, à regarder, ne sachant que dire tant ils étaient impressionnés.

Il n’y avait pratiquement personne sur cette plage, ce qui était pour le moins étonnant en cette période de l’année. A l’extrême gauche comme à l’extrême droite, on devinait deux stations balnéaires. Il fallait croire que les touristes restaient agglutinés là et ne s’aventuraient pas trop dans ces grands espaces sableux qui séparaient les deux villes. Ma foi, pourquoi pas. Ils avaient tous les trois envie de tranquillité et aspiraient à un peu de solitude. Ils décidèrent donc de passer la nuit ici. Après tout, ils avaient connu des situations bien plus inconfortables du temps où ils ne possédaient pas de tentes. Maintenant, ils jouissaient presque d’un grand confort puisqu’ils avaient même un réchaud Camping-Gaz pour cuisiner. Il est vrai que le camping sauvage était interdit, mais bon… Au point où ils en étaient, ils n’allaient pas s’inquiéter pour un interdit de plus à transgresser. A la limite, cela amusait même tout le monde et ce petit côté « anarchiste » ne leur déplaisait pas. Et puis, franchement, ils ne risquaient pas grand-chose ici, puisque justement l’endroit était désert. On les repérerait même moins facilement dans ces solitudes que le long d’une plage fréquentée, où des maîtres nageurs et des CRS patrouillaient en permanence.

Ils reculèrent donc à l’intérieur des terres de quatre cents mètres environ et là, ils découvrirent un endroit où une quantité impressionnante d’arbres étaient tombés les uns sur les autres, formant comme un îlot au sein même de la forêt. Ils approchèrent le plus près possible avec la voiture, en empruntant un chemin forestier, puis ils dissimulèrent le véhicule derrière le talus d’un fossé. Ensuite, à pied, ils transportèrent leurs bagages jusqu’à la petite « île ». Là, bien à l’abri des regards, ils montèrent les tentes entre de grands troncs couchés par terre. Comme d’autres arbres étaient restés emmêlés, ils étaient absolument invisibles de la route, à cause des branches encore vertes qui les dissimulaient . Quand ils furent bien installés, ils songèrent au dîner et chacun s’activa à préparer quelque chose. L’ambiance commençait à s’améliorer et la bonne humeur revenait tout doucement. On mangea du rôti avec une salade de tomates et des pommes de terre. Il y avait même un morceau de gâteau comme dessert. Après le repas, ils allèrent voir l’océan. La plage était maintenant complètement déserte. Elle était moins grande aussi car c’était la marée haute et la mer avait gagné du terrain. Pauline était d’ailleurs fort impressionnée par cette capacité de l’élément liquide à conquérir les terres. Alors, la mère expliqua qu’il y avait des endroits, comme au Mont St Michel, à la limite de la Bretagne et de la Normandie, où la différence entre la marée basse et la marée haute était de treize mètres et donc que les eaux se retiraient parfois sur une distance de dix kilomètres, avant de revenir à toute vitesse. La nature était quand même extraordinaire !

Ils marchèrent longuement en admirant les vagues et le soir tombait déjà quand ils décidèrent de faire demi-tour. A l’horizon, très loin, on commençait à distinguer les lumières d’un phare. A la fin, il faisait quasi nuit quand ils arrivèrent à leur point de départ, mais ils eurent bien peur de ne pasretrouver le chemin qui menait à leur campement, car la forêt, vue de la plage, semblait uniforme et n’offrait aucun repère particulier. C’est en se guidant sur les traces que leurs pas avaient laissées dans le sable qu’ils parvinrent à ne pas se perdre et, finalement, ils arrivèrent sans encombre, mais épuisés, auprès de leurs tentes.