Posté par Rémi Begouen le 3 septembre 2010
Au bout du monde (partie 1)
(Essai paru sous le nom de «EL CAROSSA», en avril 1999, suite à «MICA»)
* LE BOUT DU MONDE *
Ça bouge. Ou pas. Ou trop. C'est le bout du monde, du Maroc.
Ça bouge au trot du mulet qui tire notre charrette, “El Carrossa”.
Le mulet a des plaies dans le dos et des mouches dans les plaies.
Il trotte, le vent chasse les mouches, c'est tant mieux.
Il s'arrête et les mouches reviennent, c'est tant pis.
Le cocher tire les rênes, fouette la croupe, c'est la vie du mulet…
Silence.
Quelques secondes de paix à l'arrêt.
Puis la guerre revient : insolents vibrions de mouches,
Claquements du fouet, claquements de sabots, cris du cocher…
El Carrossa navigue au trot dedans la vaste palmeraie d'Erfoud.
C'est une après-midi d'avril 1999, tranquille, tranquille…
Où seules les mouches, comme toujours, font la guerre.
***
La Carrossa est une modeste charrette métallique munie de quatre roues à pneus, intelligente adaptation et adoption des modernes “lois du marché” : Bricoler ce véhicule à partir de casses automobiles ; l'atteler d'un âne ou d'un mulet ; emmener et ramener les villageois de l'oasis au marché central, avec marchandises aller-retour ; et, accessoirement, “promener le touriste”, celui du moins qui est capable d'oublier le très nuisant 4×4 Land-Rover, pour ce fruste “tout-terrain-hippo”…et écolo. Nous y voilà ; bercés au labyrinthe du bout du monde marocain. Où se perdre sans guide. Où ça tangue et ça bouge…lentement : certains cyclistes nous doublent ; d'autres, plus astucieux, s'accrochent d'une main, un temps, aux ridelles de la caisse… Prévoyants pour nos fesses, nous nous sommes munis de petits coussins, posés à même la plate-forme, qui a la taille d'un grand lit : Fermant les yeux un instant, j'imagine qu'un matelas y a été installé et que…”ma gazelle” et moi, “son gazeau”, y sommes à gazouiller, sous les ombrages complices des palmiers dattiers… Ici, toute femme est “gazelle”…et la langue française s'enrichit du poétique néologisme “gazeau” : tant mieux pour l'humour marocain de la francophonie, tant pis pour l'Académie. Nous y voilà, deux couples “gazelle-gazeau”, à avoir loué cette Carossa pour “la visite des casbahs de la palmeraie d'Erfoud”. En pratique, pour boire le thé chez l'ami de notre guide - et ami !
* LA TELE DANS LA CASBAH *
Les dites “casbahs” sont en fait les villages dispersés du vaste oasis (environ 40 km2), qui étaient autrefois le seul habitat des fellahs sédentaires. Puis est venu “le progrès du siècle”: la création d'un centre militaire, devenu centre administratif et marché central : la ville d'Erfoud. Aujourd'hui, Erfoud-Ville compte environ 15.000 habitants et l'ensemble des villages de la palmeraie au moins autant. Ces villages débordent d'ailleurs souvent de leur enceinte fortifiée primitive, celle de “la Casbah” proprement dite, qui devient objet de curiosité touristique…maintenant que le sédentaire n'a plus à craindre le pillage, “le rezzou”, du nomade d'autrefois…L'âme nomade et l'âme sédentaire vivent toujours, côte à côte, à qui sait les voir : Un tel, Mohammed, reçoit Un tel, Mohammed, avec les politesses d'usage, souvent alambiquées du fait de l'existence d'un lointain oncle commun - que Dieu le protège ! -, puis voilà que l'on en vient à l'essentiel : Comment va ton commerce ?… Comment vont tes palmiers ?… Le Mohammed-sédentaire se plaint du manque d'eau, tandis que le Mohammed-nomade se plaint du vent de sable. Puis ils parlent des gazelles-à-marier, autour du thé que préparent les femmes et qu'ils boivent entre hommes…,“comme toujours” !
Nous voilà dans l'une de ces Casbahs, hôtes européens invités par un ami nomade chez un ami sédentaire, à boire le thé - plus à manger, pas moyen de refuser ! - : Concession à nos moeurs, les deux “gazelles de France” restent “avec les hommes” ; concession à leurs moeurs, nous nous sommes déchaussés à l'entrée de la salle de réception, sobrement meublée de matelas et coussins disposés autour de tables basses. Je remarque alors que notre jeune ami-guide est le seul à être resté chaussé et, à tort ou à raison, je me dis qu'il exprime ainsi son âme de nomade, c'est à dire sa supériorité socio-psychologique, sur le vieux sédentaire qui nous reçoit… Celui-ci, soudain, s'avise qu'il ne nous a pas encore montré “sa fortune” : LA Télé, branchée sur parabole ! L'énergie solaire sur le toit alimente l'engin, que l'on allume pour nous, au fin fond de la pièce en pénombre. Du Qatar, l'image surgit : celle des atrocités au Kosovo. La guerre des mouches en pire. Des femmes, des enfants, des vieillards, des pleurs, des ballots… Sur de pauvres “carrossas” surchargées de ces misères inouïes. Dues aux fascistes combats des Dieux de l'Otan et de Serbie ! … Le XXI°, soudain, s'impose-t-il ici, dans ce décor biblique ?
* LE PALAIS DU ROI *
Le pire est à venir : l'indifférence affichée de nos hôtes, face à ces images qui me bouleversent, au point de refuser le dernier thé, tripes nouées. C'est le célèbre “Inch'Allah” (Dieu décide) qui règne encore ici, bibliquement, le Coran n'ayant sur ce point que reprit le message d'Abraham : “Il n'y a qu'un seul Dieu”, etc., alors que, dans les Balkans, s'expriment à nouveau ces combats olympiens et fascistes, dieu-contre-dieu,…à en devenir stoïcien… Ah? il s'agissait d'une romantique ballade sous les palmiers dattiers..? Le retour, après ce plongeon TV en plein milieu d'une réunion d'amitié, fut chaotique, dans ma tête plus encore que dans mes os. Notre itinéraire, dans le puzzle des palmeraies, nous fit soudain longer le “Palais du Roi”, l'un des très vastes “Hôtel-5-Étoiles” privés du souverain (le drapeau marocain est très rouge, avec verte étoile à 5 branches). Hôtel que SAH-MHAJESTY n'a pas encore honoré, ici, de SAH présence.
Bon, il y viendra peut-être un jour : l'Héliport est fin prêt, ainsi que tous les dispositifs de sécurité. Madeleine Allbright et Miss Clinton (non, non, pas Monika, l'autre gazelle !) y auraient très récemment séjournées quelques heures, avec voitures blindées, juste histoire de souligner les indéfectibles liens d'amitié, etc., dans le cadre de l'avenir marocain (pétrolier ?) du territoire Saharaoui :
Sahara, oui ? ; Sahara, non ? ; vieille embrouille de l'ex Rio-del-Oro espagnol, dont le Polisario fit jadis tant jaser, avec l'appui de “Boumedienne-le-progressiste, contre Hassan-II-le-féodal” : HA, c'était hier ! Aujourd'hui, l'Algérie implose dur, le Roi du Maroc s'exporte, fort. Il annexe, tranquille, “son Kosovo” - avec l'appui US.
Bien sûr que les frontières du sud marocain sont, pires qu'aux Balkans, des aberrations de l'histoire, que contredisent réalités géographiques et surtout sociologiques. Et bien sûr qu'il y a bien pire. A savoir, ici, des “nettoyages” sinon ethniques, du moins très réactionnaires : telle l'expulsion des juifs du Maroc, via une complicité évidente entre Israël et Hassan II, lequel a le culot de présider le Comité Al Qods, pour “libérer” la Jérusalem-d'Islam !
Retour au réel, mentalement . A Abraham Serfaty. A toi, que j'ai, tout ému, photographié à Saint-Nazaire à ta sortie des geôles de “SA MAJESTÉ”. Abraham, mon vieux frère militant ! Oui, je te salue ici, dans l'oasis d'Erfoud, dans cette carrossa qui brinqueballe entre les palmiers et les guerres. Toi qui voudrait tant revenir enfin “mourir au pays”, y reposer tes cendres pour continuer d'y semer notre espoir commun : Ré. Vo. Lu. Tion !
* MÉTAMORPHOSES D’EL CARROSSA *
Le Carrosse de Cendrillon devient à minuit Citrouille, comme on sait. Au Maroc, cette légende n'a point cours, ce qui n'empêche qu'El Carrossa subisse bien des métamorphoses : il s'agissait précédemment de la charrette tractée par âne ou mulet, qui passe déjà partout ou ne passent pas les 4×4 des touristes…
En plus petit, existent diverses “carrossa”, avec attaches pour vélos ou vélomoteurs, ainsi que leurs variantes à simple poignet, que tire ou pousse un piéton, généralement un enfant ou un adolescent : vous allez au marché ? Ne vous encombrez pas : un sûr “service livraison en carrossa” vous livre à domicile, pour 2 sous… Même vos déménagements sont ainsi possibles, en ville !
A l'échelle supérieure, les carrossa sont motorisés, de la mini camionnette Honda, au super vieux gros Berliet, en passant par le pick-up 4×4 et, bien sûr, le toit de l'autocar, ce “cargo mixte”.
L'autocar, sur toutes les routes et pistes importantes du Maroc est une institution majeure, complexe, bien rodée, très efficace. Non pas selon nos critères d'horaires et de conforts. Mais selon d'autres critères, où interviennent sûrement (je n'en ai nulle preuve statistique) us et coutumes locales : jours de marchés, de fêtes, correspondances entre axes locaux et grands axes, etc.
Il y a là profusion de sociétés privées, de bus-camions aménagés et autres combinaisons dont l'essentiel m'échappe sinon ceci : ça marche, ça roule, ça bouge…et c'est pas cher, relativement.
Le grand axe Marrakech Ouarzazate (puis ses suites vers Zagora ou Erfoud) fait partie des plus célèbres voies marocaines : je plains les touristes qui y circulent avec leurs véhicules (propres ou en location) car ils fatiguent très dur à se frayer la route en lacets dans le Haut-Atlas, à 50km/h maximum, tandis que le passager du bus (ou du taxi collectif) a bien le temps d'admirer et la dextérité du chauffeur et la beauté des paysages, à la moyenne de 30 km/h…
Il a aussi, surtout, l'occasion de lier connaissance et amitié avec ses compagnons de voyage : ces voyages-là, voyez-vous, sont “modernes” de par la puissance des moteurs, mais traditionnels de par la mentalité “caravanière” : on vous prend en charge, du point X au point Y (ce peut être en pleine brousse), mais vous voilà à bord, tranquille-en-famille : comme en bateau, l'équipage (3 hommes) vous assure sécurité, sourire, menus services. Et vous relâche à bon port !…