Apostilles à L'origine de notre univers - Claro - CosmoZ (Actes Sud - 2010) & Rodrigo Fresán - Le fond du ciel (Seuil, 2010 - trad. Isabelle Gugnon) par Antonio Werli

Publié le 03 septembre 2010 par Fric Frac Club
Ces brèves notes digressives suivent l'article « L'origine de notre univers » de François Monti sur CosmoZ de Claro (Ed. Actes Sud), dont je conseille la lecture préalable. § Robert Coover
François entame son papier de manière pertinente en parlant de Coover. J'aimerais quant à moi marquer l'évidence d'une très proche parenté entre Claro et un Argentin aussi glouton que lui que nous apprécions particulièrement au FFC, parfaitement nourri, parmi d'autres choses, de culture pop & de littérature anglo-saxonne (une branche de leur arbre généalogique littéraire commun - qui fort heureusement ne s'arrête pas à cette aire culturelle et linguistique, aussi vaste qu'elle puisse être), et tout aussi barré bien entendu : Rodrigo Fresán. Les deux auteurs composent chacun de leur côté une oeuvre qui se dévore et se digère elle-même en s'assaisonnant de références similaires et proches ; elle se rapprochent aussi par ce procédé de digestion du corps étranger culturel (comme François le propose avec Coover). Les livres de Claro comme ceux de Fresán sont des livres qui fonctionnent à partir de la réécriture ou, disons peut-être moins maladroitement, de l'appropriation en vue d'écrire. Le fond du ciel de Fresán me semble de ce point de vue sur la même ligne que CosmoZ : Fresán, à partir de la matière de la science-fiction (pour ce qu'elle contient, mais aussi et surtout comme genre) écrit un roman fort sur l'histoire contemporaine récente, ses délires et ses fantasmes, et y ajoute une touche très émouvante. Comme Claro faisant avec CosmoZ une « anti-féérie », comme le dit la quatrième de couverture, qui raconte le trajet d'une communauté liée par l'amitié la plus forte qui soit à travers la première moitié du XXe siècle, Fresán écrit avec Le fond du ciel un anti-roman-de-science-fiction qui raconte la quête d'amour de personnages à travers les années les plus récentes de notre temps. Il faudrait continuer la comparaison, ne pas s'arrêter à ces deux derniers ouvrages, mais observer en détail les corpus entiers : savoir que Fresán écrit à partir de ce qu'il a déjà écrit ou/et à partir de ce qui compte à l'extérieur de sa propre oeuvre (James Matthew Barrie et son oeuvre avec Les jardins de Kessington (Seuil, 2004) ; la ville de Mexico et toute son imagerie mythologique et fantasmatique avec Mantra (Passage du Nord-Ouest, 2006, n.e. 2010) ; la S-F et quelques auteurs de tout premier ordre avec ce dernier Fond du ciel ; ou encore La légende dorée et les textes bibliques avec Vies de saints (Passage du Nord-Ouest, 2010)) ; savoir que Claro a composé plusieurs de ses livres à partir des figures d'Houdini, de Flaubert et sa Bovary, des Beatles, et du XIXe siècle dans l'ambitieuse fresque Livre XIX, dont on pourra lire chez Laure Limongi quelques liens avec celui qui nous occupe aujourd'hui. Cependant ni Fresán, ni Claro n'écrivent sur ou avec. C'est un peu contre plutôt - tout contre comme dirait l'autre -, pour provoquer la fiction sur son propre terrain. Malgré les formes de leurs précédents ouvrages souvent déroutantes pour un lecteur casanier, leurs deux livres présents sont à mon sens les plus accessibles des auteurs et ceux qui mettent tout au service de leurs récits. Leur enjeu - qui entre autres me semble être d'interroger la force de frappe, les effets de la fiction sur le réel ; et les batailles que mènent les mythologies contemporaines pour le contrôle de l'Histoire, le-grand-récit-tout-puissant-contemporain - pourrait se trouver rapproché du propos de Radoslav Petkovic : rétablir un équilibre rompu, rétablir un équilibre rompu entre toutes les faces du polyèdre de l'hydre littérature ; et au fond, c'est peut-être ce que nous apprennent aujourd'hui Claro, Fresán, Petkovic et d'autres comme Sorokine ou Ferré, qui refusent de voir la littérature carrée dans des boîtes à étiquettes : les camps d'Agamben et Le ParK de Bégout ne suffiront pas enfermer les freaks - ils s'échapperont toujours, telle - comme le dit ce freak de Jarry - « toute inépuisable beauté ». § une brillante anti-utopie Effectivement, ils sont emblématiques, l'homme en fer Nick et l'épouvantail Oscar, emblématiques du vingtième siècle et de la condition de l'homme qui l'habite. François a encore parfaitement raison : ils incarnent l'ouvrier parfait, le stakhanov de l'ère post-fordienne. Et je continue avec lui, en disant qu'à l'aliénation par le travail, s'ajoute celle des progrès de la science et donc de la médecine (qui leur aura donné une première naissance en quelque sorte, après le troisième chapitre extraordinaire qui se déroule dans les tranchées de la Première Guerre) puis, par extension, celle de la psychiatrie - et les grands anciens Artaud et Foucault avec leur critique du système intégral de contrôle de la société ne sont effectivement pas loin - ce n'est d'ailleurs pas un hasard si des parcs (d'attraction) nous passons aux camps (de concentration), où se trouvent confinés successivement les deux freaks emblématiques que sont Nick et Oscar - sans parler des asiles, dernière étape avant l'ultime. Ce que semble proposer Claro finalement, c'est que la bizarrerie - le freak - qui imprègne tant ses livres - comme ceux de Fresán d'ailleurs, qui encore une fois se trouve sur la même ligne - a été évacuée (donc ont été évacués) de la société, du réel. La fiction est peut-être le moyen de leur rendre leur part. Très certainement. Dans l'épilogue de CosmoZ, une troisième étape de l'aliénation de l'homme du vingtième siècle vient compléter les précédentes. Elle s'opère par la télévision (couleur s'il vous plait), venue fraîchement dans les foyers américains des 50's. Voilà certainement la forme parfaite que prend l'aliénation, dans la seconde moitié du XXe siècle, et qui sera poursuivi au XXIe par sa simplification et miniaturisation dans le motif de l'écran. L'écran comme enjeu technique essentiel du XXe-XXIe siècle pour lequel l'impact social et politique sera le plus important, et en même temps moteur le plus puissant de l'aliénation généralisée, de l'aliénation même de la fiction, coupée, séparée du réel - voilà la vraie bombe, le vrai cyclone. J'aimerai de là, revenir sur ce que dit François de la possibilité que CosmoZ soit une brillante utopie. A mon sens, aux yeux du lecteur, il est impossible que CosmoZ apparaisse comme une anti-utopie. CosmoZ décrit le monde et son histoire tels qu'ils sont (ou tels que les livres le dictent, François a pris des pincettes). Dans tous les cas, rien de la réalité décrite ici ne nous est étranger. Il ne s'agit pas d'une société imaginaire, il ne s'agit pas de mettre en garde contre les menaces et empêchements qui viendraient s'intercaler entre nous et le bonheur (on a vu plus haut que l'homme du XXe siècle a imaginé le camp, et ses formes de parc et asile, pour servir de soupapes et remplacer ou plutôt supplanter l'impossibilité du bonheur) - éventuellement, les menaces et empêchements sont déjà là... Par contre, comme le dit François ensuite, il pourrait s'agir d'une anti-utopie (ou de la piste d'une anti-utopie) pour les Oziens, ça oui, qui échappés (expulsés - comment ne pas voir dans l'explosion de la tumeur buccale de Baum au début du livre les prémisses de la contamination réciproque des langages et des strates de récits... Encore une fois, il y a de la peste là-dedans !) de la fiction, partent à la recherche du Pays d'Oz dans notre monde et notre demi-siècle comme s'ils découvraient un continent inexploré. Et ils se rendront compte que le pays d'Oz n'existe pas sur la Terre de l'Histoire, leur « chute » (comme dit François) dans le réel historique inverse bien leur projection : Oz devient le zoo monstrueux que le siècle procure à l'échelle du globe et qu'ils visitent dans CosmoZ. Mais, en même temps, j'ai du mal à considérer qu'il puisse s'agir d'une chute si l'on attend cette terrifiante anti-utopie pour les freaks. Les freaks sont condamnés à errer au travers du temps et de l'espace, en quête d'Oz, n'atteignent en fait jamais leur utopie (paradis perdu ? pas complètement s'il est retrouvé, même une fois, transformé, c'est à dire lui-même freakysé - par le biais de la télé, ou disons des adaptations, voyons ci-dessus...), et croit-on qu'ils visitent leur anti-utopie, qu'il apparaît que celle-ci n'a que peu d'importance au final puisqu'elle se révèle pour nous - et c'est ce qui est important -, dans un jeu de vases communicants, le lieu précis qui nous échoit, non pas anti-utopie mais inverse de l'utopie : précisément notre lieu propre et authentique. La boucle est bouclée, la fiction, cette munition, aura révélé la réalité dans son explosion. § apostille aux apostilles en forme de longue citation
Le superbe chapitre 11 de CosmoZ nous rappelle que la guerre qui gronde (par ses échos ou ses signes avant-coureurs), la grande guerre qui suit les deux horreurs de gaz et de barbelés, est une guerre de communication - et c'est la télé qui gagne à la fin. Une guerre mythologique. Ce chapitre dévoile l'enjeu américain à la charpie européenne : briser, envahir et écraser les anciens récits de l'Europe pour imposer les leurs. Oz, fiction mythologique toute jeune contre la vieille & illustre Blanche Neige. Sur le ring des histoires de l'Histoire, c'est ce qui se joue, la bataille des récits qui définira l'histoire à venir. On dirait qu'il y a dans le XXe siècle de CosmoZ la volonté pour les Etats-Unis d'investir intégralement le récit de l'humanité. Cela ne culmine-t-il pas dans cet événement du 11 septembre et de ses images omniprésentes, devenu récit mythologique ? On trouvera une réponse dans la partie centrale du Fond du ciel de Fresán, qui se débat quand à lui avec d'autres variations de fin du monde... Comme François, je ne peux résister à citer, le long et vertigineux passage qui redessine en miniature tout le trajet du livre, p. 349 - et peut-être aussi fait culminer avec CosmoZ l'art romanesque de Claro, dans son roman le plus ambitieux et le plus généreux. Goûtons :
... nous sommes de toute façon entrés dans le siècle des adaptations, les formes de toute façon ne nous évoquent plus que des formes, nous quittons telle coquille pour nous réfugier dans telle carapace, les larves migrent, les peaux muent, mais l'armature, la grille, le squelette persistent - et ce sont encore les charniers qui connaissent les meilleurs, les plus fidèles, les plus ambitieuses adaptations, ce sont les ghettos dont on favorise la reproduction avec le plus d'enthousiasme, à grand renfort de barbelés toujours plus illisibles, les immenses parcs à thème de la souffrance, avec pour objectif la concentration ultime de tous les camps en un seul, l'ultime zoo de la douleur humaine, sans cesse mis en scène, au prix d'infinies répétitions chaque échec consommant le succès prochain, les figurants toujours plus nombreux, toujours plus rampants, écrasés sous la fanfare des accessoires, fièvres, virus, microbes, coups coups coups, le corps adaptant la mort, l'esprit adaptant la nuit, la viande adaptant la viande, le cri adaptant le silence, le scalpel adaptant le progrès, la cruauté adaptant jusqu'au geste lui-même, n'importe quel geste, sans le moindre remords, mais avec l'aide des trains, des avions, des chars, des pelles, des grenades, des signatures apposées là où il faut, l'exact dosage de oui pour pallier la dégénérescence du non, l'air saturé par le gaz et le plein par le rien, jusqu'à ce que le vide enfin s'amuse à adapter le vide, pour la plus grande édification des miroirs et des abymes et des regards privés de regard et ce dans les siècles des siècles qui tous sont et seront brassés dans la même et sempiternelle tranchée mentale, creusée selon des règles strictes, toute la cavalerie des horreurs engendrées par cet immense boyau métamorphique qu'une boue ne saurait obstruer, qu'aucun cadavre ne saurait dénigrer, ce filon creux pouilleux vicieux qui ne fait même plus enrager la panse terraqué quand sonne le clairon ou jaillit la fusée éclairante, ce couloir, ce tunnel, ce conduit à enfiler aveugle sous couvert d'adaptation du dernier souffle, et qui donne, les dents passées, les dents cassées, sur le cauchemar qu'est la voix, la dernière voix, qui dira non je ne savais pas, non je n'étais pas là, puis sera prise dans l'étau de la conscience et, repue, crèvera. [...] La fiction sera ma munition.
(images : le cyclone Katrina & la bombe à Nagasaki, aspirées du net)