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Conférence 70e anniversaire de la Cimade : La vision de Michel Rocard sur l'immigration

Publié le 02 septembre 2010 par Letombe

Conférence 70e anniversaire de la Cimade : La vision de Michel Rocard sur l'immigrationL'ancien Premier ministre a participé, le 26 septembre à Strasbourg, à la Conférence qui a ouvert les événements pour les 70 ans de la Cimade. A cette occasion, il est revenu sur sa vision de l'immigration en France.
L'ancien Premier ministre est revenu sur la fameuse phrase qui a justifié nombre de renoncements : " La France ne peut accueillir toute la misère du monde... ".
Permettez-moi, dans l'espoir, cette fois-ci, d'être bien entendu, de le répéter : la France et l'Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde, c'est-à-dire de ces migrants courageux qui, prenant tous les risques, y compris celui de leur vie, viennent frapper aux portes des pays les plus riches dans l'espoir d'échapper à une destinée misérable pour eux-mêmes et leurs enfants dans leur pays d'origine. Que nous ne puissions à nous seuls prendre en charge la totalité de la misère mondiale ne nous dispense nullement de devoir la soulager autant qu'il nous est possible.
Pensée mutilée
Il y a vingt ans, venu participer en tant que Premier ministre au cinquantenaire de la Cimade, j'ai déjà voulu exprimer la même conviction. Mais une malheureuse inversion, qui m'a fait évoquer en tête de phrase les limites inévitables que les contraintes économiques et sociales imposent à toute politique d'immigration, m'a joué le pire des tours : séparée de son contexte, tronquée, mutilée, ma pensée a été sans cesse invoquée pour soutenir les conceptions les plus éloignées de la mienne. Et, malgré mes démentis publics répétés, j'ai dû entendre à satiété le début négatif de ma phrase, privé de sa contrepartie positive, cité perversement au service d'idéologies xénophobes et de pratiques répressives et parfois cruellement inhumaines que je n'ai pas cessé de réprouver, de dénoncer et de combattre. Je veux espérer qu'aujourd'hui, vingt ans après, pour le 70e anniversaire de la grande Cimade, placé sous ce titre magnifique : " Inventer une politique européenne d'hospitalité ", on voudra bien retenir ma conviction que c'est bien là notre tâche aujourd'hui : non pas penser d'abord à dresser des frontières sécuritaires face aux migrants mais, au contraire, être capables d'assumer, dans une politique concertée responsable, notre devoir d'hospitalité - parce que la France et l'Europe peuvent et doivent accueillir toute leur part de la misère du monde !
Si j'ai été compris à l'inverse des mes intentions il y a vingt ans, c'est qu'à cette époque une très large partie de la classe politique et de l'opinion françaises, de droite à gauche, s'était laissé enfermer dans le paradoxe consistant à obéir aux injonctions xénophobes de l'extrême droite sous prétexte de limiter son influence. Paradoxe qu'hélas l'Europe politique tout entière s'est mise à partager. Le résultat en est que les 20 années écoulées ont été marquées par le développement d'une réglementation européenne sur l'entrée et le séjour des migrants fondée sur une vision purement sécuritaire. Comme si le seul rapport à l'étranger désirant la rejoindre, que l'Europe puisse avoir, devait être de méfiance et de rejet.
Politique d'inhospitalité
En matière d'entrée, de circulation, de protection ou d'éloignement des réfugiés, qu'il s'agisse des accords de Schengen et de Dublin, de la directive retour, du " paquet asile " ou, actuellement, du programme de Stockholm, les Européens se sont accordés sur un ensemble toujours renforcé de mesures techniques administratives, juridiques, sécuritaires et diplomatiques qui ont pour conséquence d'élever sans cesse plus haut de nouveaux murs en Europe et à ses portes. Les conséquences de cette politique d'inhospitalité sont tout simplement tragiques et souvent criminelles : des milliers de morts en Méditerranée, dans l'Atlantique, ou au milieu du désert et, pour les candidats à l'exil, jamais découragés, des trajets toujours plus longs et dangereux, nos pratiques de rejet encourageant les filières mafieuses à s'engouffrer dans cette nouvelle manne de la traite des êtres humains. A l'intérieur de l'Union européenne, ces législations fragilisent partout le respect des droits et des libertés de tous, en contribuant à renforcer une vision fantasmatique de l'immigration, un repli frileux sur soi et la peur de l'autre. Au niveau international, c'est un gouffre d'incompréhension et de rancœurs qui se creuse avec les populations du Sud et leurs gouvernements, qui se voient souvent contraints de se plier à un marchandage humiliant entre l'aide au développement et la participation au contrôle policier des mouvements migratoires. Comment expliquer aux populations africaines, avec lesquelles nous avons une si longue histoire et des liens de toute nature, qu'elles doivent désormais être reléguées aux frontières de l'Union européenne et se soumettre à règles parfois humiliantes si elles veulent obtenir seulement un visa de court séjour ? Cette façon de procéder avec l'Afrique n'est pas conforme aux intérêts de l'Afrique, mais elle n'est pas conforme non plus aux intérêts de la France et de l'Europe qui se coupent ainsi petit à petit d'un continent dont tout devrait les rapprocher. [...]
Dans les conditions actuelles des moyens de communication, tout circule, tout se déplace sur la planète, à une vitesse sans cesse accélérée dans notre société mondialisée... Et l'on voudrait que les hommes et les femmes demeurent dans leur lieu d'origine, se contentant de brefs voyages touristiques pour les plus riches d'entre eux ? Ça n'a pas de sens ! Les migrations de populations, discrètes ou massives selon les époques et les lieux, sont connues depuis aussi loin qu'on remonte dans l'histoire et déjà la préhistoire de l'humanité. [...] La liberté de déplacement est un droit de l'homme fondamental, qui implique la pratique de l'hospitalité. Il n'en reste pas moins, évidemment, que dans nos sociétés si complexes, si fragiles sur tant de points, les États ne peuvent pas laisser leurs portes grandes ouvertes, mais il ne doivent surtout pas les fermer non plus : il faut en finir avec le tout ou rien ! Le droit à l'émigration et le devoir d'hospitalité doivent s'exercer selon des règles qui les rendent acceptables par tous.
La réglementation actuelle ne proposant aucune solution réelle au problème, il y a donc urgence pour l'Europe à inventer d'autres règles, se fondant sur le respect du droit international et les principes des droits humains dans le cadre d'une vision réaliste des conditions économiques et sociales de l'intégration des émigrés fondée sur une nouvelle lecture du monde, des risques et des chances de son avenir prévisible. Des règles qui acceptent les migrations comme un fait incontournable et qui sachent les transformer en un vecteur d'évolution positive des relations sociales, économiques et culturelles entre les régions d'origine et les pays d'arrivée.

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