À l’estomac

Publié le 02 septembre 2010 par Marc Lenot

Une des salles de l’Espace Vuitton montre des ‘Objets augmentés’, objets tout à fait ordinaires que Camille Henrot a trempés dans du goudron, leur donnant ainsi une lourdeur inédite. Plutôt que, comme elle le présente, cela soit ‘une revanche de l’informe sur la forme’, c’est, à mes yeux, une métaphore de toute sa participation à cette exposition, ‘Perspectives’, avec l’architecte Odile Decq (jusqu’au 5 septembre). En effet, ici, tout est ‘augmenté’, trempé dans un goudron épais, poisseux, dégouttant d’une profusion d’allusions aux antithèses de la finesse. Toute l’exposition semble dire : “Voyez comme je suis maline, inventive, voyez comme je peux vous montrer des illusions, vous surprendre”; et le spectateur doit s’écrier “Mais où va-t-elle trouver tout ça ? Quelle imagination ! Quelle créativité !” Il y a donc des durites de voiture (mais, attention, exclusivement de voitures aux noms d’animaux sauvages, Ford Mustang, Jaguar et Opel Tigra) dont les formes tordues évoquent des sculptures animales africaines : “menace envers l’industrie automobile”. Il y a un film en cinémascope projeté dans un format compressé étroit, niant ainsi sa fonction même. Il y a un panneau d’aéroport indiquant des vols venant de villes disparues (Méroé, Carthage) et allant vers des villes récemment créées (Hassi Messaoud, Val de Reuil), dont la liste doit venir tout droit de Wikipedia.

Pour chaque pièce, on voit bien, au-delà du discours de l’artiste (”l’anthropologie traditionnelle qui ne peut désigner comme ‘objet’ que celui qui est parfaitement ‘autre’, étranger, à elle et dénigre les cultures qu’elle a pénétrées”), l’effet qu’elle s’imagine pouvoir faire sur le spectateur : il s’agit là d’un épi de maïs photographié comme un objet précieux, et on appelle à la rescousse les Hopis, le viol avec un tel épi dans Sanctuaire, la mécanisation agricole et le déclin de la biodiversité… Que c’est profond et ingénieux !

Certaines pièces sont formellement intéressantes, comme les deux tuyaux d’incendie réunis ressemblant (de loin) à un objet rituel mélanésien (Tevau, ci-dessus) ou les trois ailes d’avion verticales, découpées de motifs maoris ou celtes, devenues inutiles (Prix du danger); présentées différemment, sans cette pompeuse emphase, elles attireraient le regard. Mais cette volonté de faire de l’effet à tout prix sape ce travail; le pire étant, à mes yeux, une série de dessins de saints chrétiens en position de yoga. On est loin de l’épure, de la rigueur, de l’économie de moyens, de la pudeur d’un Claude Lévêque par exemple. Il y a bien longtemps, pour dénoncer ce même travers d’esbroufe en littérature, Julien Gracq avait écrit un virulent pamphlet, ‘La littérature à l’estomac’, toujours d’actualité, en littérature comme en arts plastiques.

Odile Decq, l’autre artiste de l’exposition, qui est l’architecte de l’extension de MACRO, est réduite ici à la portion congrue, et c’est dommage. Certes, l’équilibre des deux boules dans l’entrée ressort de la même logique spectaculaire, mais c’est plus finement mis en oeuvre. Sa vitrine dans la rue est un beau mystère, et on retrouve le talent de l’architecte dans son installation minimale sur la terrasse où elle recadre simplement la (magnifique) vue sur Paris (Plongeon du funambule).

Odile Decq étant représentée par l’ADAGP, la reproduction de sa pièce sera ôtée du blog au bout d’un mois.