Jan Asselijn (Dieppe, c.1610 ?-Amsterdam, 1652),
Rome, le Ponte Rotto, 1650.
Huile sur toile, 134,5 x 169,5 cm,
Copenhague, The David Collection.
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L’Histoire est une réserve inépuisable d’histoires, et la biographie des hommes les plus illustres contient souvent d’obscurs interstices dans lesquels l’imagination peut se glisser. Si vous lisez attentivement le chapitre consacré à Michel-Ange dans les Vies des plus excellents peintres… (1550, puis 1568) de Giorgio Vasari (1511-1574), vous y découvrirez la notation suivante : « Pendant ce temps [Michel-Ange, fuyant Rome, s’est réfugié à Florence]arrivèrent à la Seigneurie trois brefs du pape, qui lui enjoignaient de renvoyer Michel-Ange à Rome ; aussi celui-ci, voyant la furie du pape et craignant pour sa sûreté, eut un moment l’intention, à ce que l’on dit, de se rendre à Constantinople, au service du Grand Turc, qui lui avait fait demander, par quelques moines de Saint-François, de venir auprès de lui pour jeter un pont allant de Stamboul à Péra. » Ces phrases, Mathias Enard les a lues ; recoupées avec d’autres témoignages, elles lui ont permis de rêver Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, un très beau roman publié par Actes Sud à l’occasion de la rentrée littéraire 2010.
Le 13 mai 1506, quelques précieuses marchandises arrivent dans le port de Constantinople. Parmi les ballots de laine et de velours florentin, une, plus précieuse que toutes, y est débarquée : Michelangelo Buonarroti. L’artiste, que son David a rendu célèbre, a souhaité, par peur autant que par défi, mettre toute la distance possible entre le pape Jules II, son pingre et bilieux employeur, et lui-même. Un exil géographique, mais aussi mental, puisqu’il accoste une civilisation dont il ignore tout de la langue, des usages, de la culture. La proposition du sultan Bayazid (Bajazet II) a tout pour exalter l’orgueil du sculpteur et allécher son désir de richesses et de gloire, puisqu’il s’agit de réussir là où Léonard de Vinci, ce parangon du génie dont la seule évocation l’exaspère, a échoué en concevant, moyennant un mirifique salaire, un pont reliant Constantinople au faubourg de Péra.
Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier, traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.
Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville. » (page 100)
Durant presque trois mois, guidé par le poète de cour Mesihi, mélancolique voluptueux que son contact enflamme, Michel-Ange va côtoyer le fabuleux foisonnement de la civilisation ottomane, ses ors, sa maîtrise de l’architecture et de la lumière, mais aussi les dangers qui peuvent naître jusque dans ses alanguissements.
« Tu es capable de tendre une passerelle de pierre, mais tu ne sais pas te laisser aller aux bras qui t’attendent.
Le temps résoudra tout cela, qui sait. Le destin, la patience, la volonté. Il ne restera rien de ton passage ici. Des traces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l’autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. » (page 128)
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants peut se lire à plusieurs niveaux, roman d’apprentissage dépeignant un créateur confronté à des expressions artistiques nouvelles, dont Mathias Enard se plaît à évoquer les résonances qu’elles pourraient avoir eu ensuite dans son œuvre, conte que son orientalisme raffiné inscrit dans la tradition littéraire et picturale du XIXe siècle français, réflexion sur la difficulté des hommes et des civilisations à coexister pacifiquement et à se rencontrer. La tension narrative est entretenue par toute une série d’antinomies dont la figure de Michel-Ange se fait, en quelque sorte, le creuset : le pape s’oppose au sultan, le chrétien au musulman, l’appétence pour les hommes à celle pour les femmes, l’Orient à l’Occident. Le pont qui, telle une apparition, finit par surgir de l’esprit de l’architecte prend ainsi une valeur de symbole, celui de la réconciliation des forces contraires qui le torturent intimement comme elles déchirent aussi le monde dans lequel il vit, turbulences qui demeurent toujours inapaisées aujourd’hui, ce jeu de miroirs entre microcosme et macrocosme ayant justement connu une grande fortune à l’époque de la Renaissance.
Accompagnement musical :
Istanbul, Dimitrie Cantemir (1673-1723), Le livre de la science de la musique.
Hespèrion XXI
Musiciens invités
Jordi Savall, rebab, vièle, lyre à archet & direction
Extrait proposé :
Sépharade (Turquie), Los Paxaricos – Maciço de Rosas
Illustrations complémentaires :
Félix Ziem (Beaune, 1821-Paris, 1911), Lever de soleil à Constantinople, après 1847. Huile sur bois, 29 x 49 cm, Rennes, Musée des Beaux-Arts.
Michelangelo Buonarroti (Caprese, 1475-Rome, 1564), Le jugement dernier (détail, Saint-Barthélémy), 1537-1541. Fresque, 13,70 x 12,20 m, Vatican, Chapelle Sixtine.