Magazine Culture

Le pont des chimères. Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants par Mathias Enard

Publié le 02 septembre 2010 par Jeanchristophepucek

 

jan asselijn ponte rotto copenhague

Jan Asselijn (Dieppe, c.1610 ?-Amsterdam, 1652),
Rome, le Ponte Rotto
, 1650.

Huile sur toile, 134,5 x 169,5 cm,
Copenhague, The David Collection.

[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

L’Histoire est une réserve inépuisable d’histoires, et la biographie des hommes les plus illustres contient souvent d’obscurs interstices dans lesquels l’imagination peut se glisser. Si vous lisez attentivement le chapitre consacré à Michel-Ange dans les Vies des plus excellents peintres… (1550, puis 1568) de Giorgio Vasari (1511-1574), vous y découvrirez la notation suivante : « Pendant ce temps [Michel-Ange, fuyant Rome, s’est réfugié à Florence]arrivèrent à la Seigneurie trois brefs du pape, qui lui enjoignaient de renvoyer Michel-Ange à Rome ; aussi celui-ci, voyant la furie du pape et craignant pour sa sûreté, eut un moment l’intention, à ce que l’on dit, de se rendre à Constantinople, au service du Grand Turc, qui lui avait fait demander, par quelques moines de Saint-François, de venir auprès de lui pour jeter un pont allant de Stamboul à Péra. » Ces phrases, Mathias Enard les a lues ; recoupées avec d’autres témoignages, elles lui ont permis de rêver Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, un très beau roman publié par Actes Sud à l’occasion de la rentrée littéraire 2010.

 

Le 13 mai 1506, quelques précieuses marchandises arrivent dans le port de Constantinople. Parmi les ballots de laine et de velours florentin, une, plus précieuse que toutes, y est débarquée : Michelangelo Buonarroti. L’artiste, que son David a rendu célèbre, a souhaité, par peur autant que par défi, mettre toute la distance possible entre le pape Jules II, son pingre et bilieux employeur, et lui-même. Un exil géographique, mais aussi mental, puisqu’il accoste une civilisation dont il ignore tout de la langue, des usages, de la culture. La proposition du sultan Bayazid (Bajazet II) a tout pour exalter l’orgueil du sculpteur et allécher son désir de richesses et de gloire,  puisqu’il s’agit de réussir là où Léonard de Vinci, ce parangon du génie dont la seule évocation l’exaspère, a échoué en concevant, moyennant un mirifique salaire, un pont reliant Constantinople au faubourg de Péra.

felix ziem lever soleil constantinople
« En retraversant la Corne d’Or, Michel-Ange a la vision de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai qu’il en a les larmes aux yeux. L’édifice sera colossal sans être imposant, fin et puissant. Comme si la soirée lui avait dessillé les paupières et transmis sa certitude, le dessin lui apparaît enfin.

Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier, traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.

Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville. » (page 100)

Durant presque trois mois, guidé par le poète de cour Mesihi, mélancolique voluptueux que son contact enflamme, Michel-Ange va côtoyer le fabuleux foisonnement de la civilisation ottomane, ses ors, sa maîtrise de l’architecture et de la lumière, mais aussi les dangers qui peuvent naître jusque dans ses alanguissements.

 

« Tu es capable de tendre une passerelle de pierre, mais tu ne sais pas te laisser aller aux bras qui t’attendent.

Le temps résoudra tout cela, qui sait. Le destin, la patience, la volonté. Il ne restera rien de ton passage ici. Des traces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l’autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. »  (page 128)

 

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants peut se lire à plusieurs niveaux, roman d’apprentissage dépeignant un créateur confronté à des expressions artistiques nouvelles, dont Mathias Enard se plaît à évoquer les résonances qu’elles pourraient avoir eu ensuite dans son œuvre, conte que son orientalisme raffiné inscrit dans la tradition littéraire et picturale du XIXe siècle français, réflexion sur la difficulté des hommes et des civilisations à coexister pacifiquement et à se rencontrer. La tension narrative est entretenue par toute une série d’antinomies dont la figure de Michel-Ange se fait, en quelque sorte, le creuset : le pape s’oppose au sultan, le chrétien au musulman, l’appétence pour les hommes à celle pour les femmes, l’Orient à l’Occident. Le pont qui, telle une apparition, finit par surgir de l’esprit de l’architecte prend ainsi une valeur de symbole, celui de la réconciliation des forces contraires qui le torturent intimement comme elles déchirent aussi le monde dans lequel il vit, turbulences qui demeurent toujours inapaisées aujourd’hui, ce jeu de miroirs entre microcosme et macrocosme ayant justement connu une grande fortune à l’époque de la Renaissance.

michelangelo buonarroti jugement dernier saint barthelemy
Mathias Enard a choisi d’imbriquer dans son récit trois formes différentes de narration, la chronique circonstanciée, le monologue, et la lettre, permettant ainsi d’approcher l’histoire en variant les éclairages. Particulièrement émouvante est la voix, longtemps et volontairement maintenue dans une indistinction de mirage, qui offre un contrepoint vibrant et intériorisé au flux événementiel du récit. Portée par une forme allongée aux côtés de Michel-Ange, parlant à la fois pour elle-même et à la place de Mesihi, elle dit, avec la même force que la fièvre créatrice dévorant le sculpteur, le fol espoir qui embrase le cœur et la résignation devant l’inéluctable contre lequel il finit par se briser. Écrit dans une langue parfaitement maîtrisée, à la fois effilée et sensuelle, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants possède un galbe vigoureux et superbe. Il trace un portrait tout à fait crédible de Michel-Ange, conforme à ce que nous apprennent les témoignages contemporains et les écrits de l’artiste, mais surtout senti avec une finesse, une lucidité, une justesse de ton frappantes. L’absence de toute surcharge stylistique, le traitement à la fois distant et affectueux des personnages, la gestion très efficace de la tension dramatique, font de ce roman limpide et brûlant une magnifique évocation des cruelles splendeurs de la Renaissance, derrière laquelle se dessine un vibrant plaidoyer pour la tolérance, même si nul n’ignore que pour que puissent un jour se rencontrer vraiment l’Orient et l’Occident, ou deux corps que le hasard a jetés sur la même couche, il faudra bien plus qu’un pont.

 

mathias enard parle-leur de batailles de rois et d elephant
Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, roman. Actes Sud, 2010, 154 pages, ISBN : 978-2-7427-9362-4.

 

Accompagnement musical :

Istanbul, Dimitrie Cantemir (1673-1723), Le livre de la science de la musique.

 

Hespèrion XXI
Musiciens invités
Jordi Savall, rebab, vièle, lyre à archet & direction

 

istanbul dimitrie cantemir jordi savall
1 SACD Alia Vox AVSA 9870. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extrait proposé :

Sépharade (Turquie), Los PaxaricosMaciço de Rosas

 

Illustrations complémentaires :

Félix Ziem (Beaune, 1821-Paris, 1911), Lever de soleil à Constantinople, après 1847. Huile sur bois, 29 x 49 cm, Rennes, Musée des Beaux-Arts.

Michelangelo Buonarroti (Caprese, 1475-Rome, 1564), Le jugement dernier (détail, Saint-Barthélémy), 1537-1541. Fresque, 13,70 x 12,20 m, Vatican, Chapelle Sixtine.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jeanchristophepucek 43597 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine