Vingt-quatre heures de la vie d'un homme, dilatées sur quelques décennies, selon l'échelle d'une vie sans cesse réactivée par l'histoire collective d'un Occident épris des arts et des lettres, mais également pris au piège du profit, de la guerre, des désastres écologiques - « Amoco Cadiz Ô maudit caca ! » - et des disparitions singulières.
Ce décor, la plage, fonctionne d'emblée comme une scène mentale et physique, le lieu d'un théâtre tragique et farcesque au sein duquel quiproquo, coups de théâtre et rebondissements alternent. Rentrer dans Météo des plages, c'est accepter les imprévus et les bévues d'un sujet (mal ?)mené par les intempéries verbales, y faire face, trouver un ordre pour mieux s'y perdre, voir se dérouler l'intrigue d'une vie. Existence resserrée sur une journée éclairée par des rendez-vous divers et variés. La mémoire collectionne des séries de souvenirs aménagés en esquisses verbales saisies sur le vif par une langue aux aguets dont l'étendue sonore et sensuelle est remarquable. L'unité page se découvre successivement herbier, cahier photographique, cliché, tableau, saynète, scénario, dialogue, collection, repérage, brève, nouvelle. Ce roman polyphonique ne cesse de réinventer sa forme, comme si chaque chapitre constituait une nouvelle entrée dans les langues (français, anglais, allemand, latin), une nouvelle saisie du temps et de l'espace : très souvent la mention d'un lieu et d'une date circonscrit l'aventure balnéaire, elle-même déclinée, listée, ouverte à tous les vents, tempête comprise, pourvu qu'ils fassent rêver, penser et jubiler, et rebondir sur les « trous du temps ».
Le « roman en vers » – le sous-titre le dit – s'organise en trois ensembles : prologue, logue, épilogue. Trois actes, trois découpes pour dire la conscience du temps, la saisie de l'autre, et la fusion avec une matière verbale toute en tourbillons et en courants. La section centrale décline quelques moments d'une journée sur la plage, riche de rencontres, d'interrogations, de flâneries, une journée dont le tempo refuse toute rengaine monotone. La mélodie n'est plus de saison, plus de ce monde-ci. Le temps de discuter, de draguer, d'observer (coquillages et crustacés, faune et flore, piafs, jeunes et vieux, déesses et bimbos), de rêver, de théoriser, de se moquer (voir le poème « Suite critique » dans la section Footing en soirée) mais aussi celui de courir, d'aimer, de se baigner, de se souvenir. Et si rencontre sensuelle il y a au cours de ce concentré d'expériences, ce n'est pas tant entre un corps, le soleil, le vent et l'océan, qu'entre un sujet et ses langues. La conscience se trouve entièrement plongée dans une liquidité verbale, tour à tour fraîche et glaçante, accueillante ou surprenante, langues contre lesquelles, sur lesquelles auprès desquelles il fait bon accueillir toute la gamme des sensations, des sons et des sens. Prigent surfe à grande vitesse sur les syllabes, qu'il agence, emboîte, déconstruit, contourne et scinde au gré d'un mètre impair toujours alerte. Rarement l'expression de « flot verbal » aura autant convenu que dans ce cadre maritime, tant la syntaxe est entraînée à avancer à la fois avec et contre elle-même, dans un élan discontinu que le quatrain parvient, pourtant, à endiguer. Chaque strophe relance une parole qui regorge de trouvailles et d'inventions, un dire effronté qui suit son cours, aussi inexorablement qu'une marée qui n'obéirait qu'à la nécessité du rythme, du plein et du creux, de l'ici et de là-bas, marée qui rapporte, déporte, emporte, et dont on ne saura vraiment jamais quel monstre marin, quelle baleine elle cache, ou crache. Parole dopée par une ponctuation modulatoire qui enrichit de nuances vibrées les signes, drapeaux claquant sous un vent malicieux.
On pense à Queneau pour la forme, et à tous ces irréguliers du langage (Verheggen, Artaud, Jarry) célébrés par l'écrivain dans ses essais critiques pour leur inventivité verbale, tant les bruits de langue, de bouche, de souffle coexistent avec ceux des ressacs imprévus que Prigent se plaît à multiplier au sein de vers recadrés parmi l'étendue des possibles. On rit, on s'étonne, on court-circuite, on accélère, on relit, on comprend sans comprendre : il est vrai que le sable pique, coule, brûle, et que l'horizon d'attente est infini, à la mesure de cet océan dont la ligne ne clôt aucune rêverie. Le lecteur a d'ailleurs le choix entre plusieurs chemins de traverse : il peut nager, courir, marcher, s'endormir, et se réveiller encore plus perdu qu'il ne l'était avant son premier bain. Lecture verticale des poèmes les uns après les autres, selon une chronologie diurne, sous le soleil exactement, puis lecture horizontale des titres et des sous-titres, des chapitres et des parties, des citations et des exergues, des variations et des traductions, l’ensemble révélant une économie d'écriture fermement maîtrisée par les références, le Réel, les clins d'œil littéraires et géographiques. Justement, du cadre, parlons-en : la plage fonctionne comme un prétexte sur le sable duquel se dessinent les allusions aux maîtres, écrivains (Homère, Lucrèce, Mallarmé, Joyce, Melville, Proust, Céline, Keats, Kleist, Shelley), peintres (Rubens, Seurat, Nolde, Chirico), aux figures mythologiques (Persée, Andromède, Didon, Nausicaa, Poséidon, Ulysse), aux ombres incarnées des femmes désirées ou moquées, séductrices fatales ou proies prétendument faciles, dont la beauté excite la langue plus que jamais dressée, à l'affût de promesses susurrées et d'interdits à transgresser.
L'humour, la blague, les glissements des sons jusqu'au sens, l'à-peu-près coexistent avec une fermeté théorique qui n'exclut ni la malice ni le dialogue. Pour preuve, le chapitre « A fond la forme ! » qui joue du double sens pour mieux affirmer le choix d'une méthode et d'un parti pris, celui des choses, bien évidemment, et de la matière, de toutes les matières : « toujours un pied traînera dans ces/Gadoues viandes & boues et les glai/Res des pontes et l'action des pissats ». Matières d'ailleurs saluées dans un autre poème pour leur densité de sensations exubérantes : « Garcouillis de chloro, xanthe, cérule ou céruse d'H2/O avec même les millions d'êtres en suspension », matières molles et dures, liquides et compactes que l'enfant-poète malaxe, triture, assemble, écrase, pénètre, explore jusqu'à l'explosion ! En témoigne l'éclat d'un « Boum Boum ! », onomatopée décrivant l'alchimie par laquelle il revient à la boue et au sable mouillé de « fixer l'infixe ». Art poétique coloré par le soleil et ses bienfaits réputés pour la peau et le moral : le poème comme « sublimateur d'éclat » donne un teint hâlé à la langue enfin dépoussiérée, grisée, rendue à l'exigence de toutes ses nuances. « Aéraction ! » : cette proposition finale dit le tremblé et l'action, la turbulence et la nécessité d'agir au sein même du verbe, pour aussi bien exprimer la fureur que la mélancolie. L'explosion revendiquée n'étant bien entendu que l'envers d'une série d'implosions mélancoliques, regroupées dans les sections « Nocturne rétro » et « Une élégie »: « Sept Voiles, on a dansé comme corps là-/Dedans – puis plus : tout a roulé dans la dissolution ».
Météo des plages : un roman pour la plage, donc, mais pas seulement. Plages au pluriel nous indique le titre, à imaginer aussi comme des étendues de temps, et comme les surfaces sur lesquelles certains arrière-mondes chaotiques issus de la « matière du noir » s'intensifient au contact d'une langue toujours en avant des mots.
Christian Prigent, Météo des plages, P.O.L, 2010, 138 pages, 13 euros.
par Anne Malaprade
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