En vrai, il s’appelle Jean. Mais tout le monde l’appelle Patrick. Il a dans les yeux cette espèce d’omniscience, celle qui laisserait penser que l’homme a tout vécu. Mais l’air n’est pas grave, parce que la sérénité qu’il dégage rayonne, sans détours. Sa voix est jeune et calme, beaucoup trop pour un homme qui connait tant les hommes. Il a publié son premier livre il y a près de cinquante ans, et j’ai commencé par la fin. Comme d’habitude. On se fout souvent de moi à cause de ça d’ailleurs, je découvre toujours tout à l’envers. Alors j’ai démarré par son avant dernier roman au titre délicieusement bashungien Dans le Café de la Jeunesse Perdue.
Je me rappelle avoir été immédiatement touché par cette manière d’écrire le passé et cette aptitude à le fixer dans ce qu’il est, c’est à dire une succession de faits auxquels on ne peut rien changer. Ce roman nous embarque en 1960, dans ce petit café de l’Odéon qui voit défiler la jeunesse parisienne et son lot de petits bourgeois, d’originaux, d’artistes et de fugitifs. Quatre personnages, trois d’entre eux ont croisé la route du quatrième chacun à leur manière. Ce sont ces quatre là qui vont successivement prendre la parole et raconter ce café, ces gens étranges qui prennent bien soin de s’ignorer, ces musiciens que personne ne connaîtra jamais, ces amants adultères qui profitent d’un instant volé pour aller prendre l’air, et cette jeune femme de 22 ans qui a pris ou prendra une place particulière dans leurs vies. C’est l’histoire de quatre errances aux bords de la Seine qui se laissent dériver, en quête d’une identité à côté de laquelle ils sont peut-être déjà passés. Mais c’est surtout l’histoire d’un cauchemar, et de la découverte d’un univers dans lequel les choses n’ont pas besoin d’avoir un sens pour se produire.
Parce que c’est ce qui intéresse Patrick Modiano. La plupart des héros de ses romans portent son vrai prénom, Jean. Et comme il le dit souvent, il est obsédé par l’identité, comme si chacun de ses nouveaux écrits allaient l’emmener vers ce qu’il est vraiment. Il aime les gens qui se perdent, l’errance et le flottement de ceux qui ne sauront jamais vraiment à quoi s’accrocher pour entraver la chute. Sans pour autant les épargner. Parce que c’est peut-être cette candeur, cette naïveté qui leur permet de surmonter l’inertie d’une vie à peine vécue. Jusqu’à ce que la corde lâche. J’aime terriblement cet écrivain pour sa capacité à insuffler cette poésie désuète dans chacun des personnages qu’il imagine. Dans une société obsédée par la vitesse, la performance et la réussite, Modiano donne à ses personnages le droit de prendre leur temps, de faire des erreurs, de se planter. Et d’échouer. Peut-être même de mourir sans avoir vraiment fait quoi que ce soit. J’aime cet écrivain pour l’aptitude qu’il a à donner du sens à l’absurdité. Avec lui, le non-sens fait partie du réel. Ce n’est pas pour autant qu’il l’accepte, il le constate. Point. Et ce sont ces même petits non-sens, ces absurdités, ces successions d’errances, de routines sans importances qui servent un style que l’on qualifie désormais de modianesque : le doux cauchemar.
Il ne reste des livres de Modiano que cette odeur de tabac froid qui se mêle à la bière, que ces vieux tabourets de cuir échoués au fond des bars dont les vitres ont bruni. J’ai toujours aimé ces troquets que les autres ont fait vivre avant nous, ils sont les gardiens des époques qui se sont conjuguées, et qui ont pour seuls héritages des murs jaunis de nicotine. Il me reste de Modiano comme un piano de Satie. Celui des joies, de ces atmosphères surannées qui nous hanteront pendant encore longtemps.
« D’aucuns diront toujours que Modiano écrit le même livre depuis cinquante ans. D’aucuns disent toujours beaucoup trop de conneries. »
(Crédits photo: Olivier Roller)