Conventionalité de la procédure de réadmission « Dublin II » dans son application aux demandeurs d’asile renvoyés vers la Grèce
par Nicolas HERVIEU
La Cour européenne des droits de l’homme, en formation de Grande Chambre, a tenu le 1er septembre 2010 une audience publique dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce. Cette dernière présente un important intérêt, ce qui a d’ailleurs justifié que la Chambre à qui la requête avait été initialement attribuée (2e Section) asit décidé de se dessaisir au profit de la formation solennelle strasbourgeoise (Art. 30). La Cour doit en effet examiner les griefs d’un ressortissant afghan entré sur le territoire de l’Union européenne via la Grèce mais qui, après être passé par la France, n’a introduit sa demande d’asile qu’une fois en Belgique. Les autorités de ce dernier État, en application de la procédure de réadmission dite « Dublin II » (Règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil de l’Union européenne du 18 février 2003 « établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers »), estimèrent alors que seule la Grèce était compétente pour examiner cette demande. En conséquence, la Belgique transféra l’intéressé en Grèce où il fut d’abord placé en détention dans un local attenant à l’aéroport d’Athènes puis fut relâché sans moyen de subsistance et sans que sa demande d’asile n’ait été pleinement examinée à ce jour.
Les griefs dirigés contre la Grèce par le requérant quant à ses conditions de détentions à Athènes (Article 3 - Interdiction des traitements inhumains et dégradants) et à la procédure d’examen de sa demande d’asile (Article 13 - Droit à un recours effectif) ne sont pas les éléments les plus remarquables de cette affaire. En effet, la Cour a déjà eu l’occasion, à maintes reprises, de condamner la Grèce pour des violations des articles 3 et 5 (droit à la liberté et à la sureté) s’agissant respectivement des conditions de détentions des demandeurs d’asile et de la régularité de la procédure de privation de leur liberté (v. Cour EDH, 1e Sect., 22 juillet 2010, A.A. c. Grèce, Req. no 12186/08 - Actualités droits-libertés du 26 juillet 2010 ; Cour EDH, 1e Sect. 26 novembre 2009, Tabesh c. Grèce, Req. n° 8256/07 - Actualités Droits-Libertés du 27 novembre 2009 ; Cour EDH, 1e Sect. 11 juin 2009, S.D. c. Grèce, Req. no 53541/07 - Actualités Droits-Libertés du 30 juin 2009. Voir catégorie “Grèce” de CPDH). Les griefs visant la Belgique méritent eux plus d’attention car le requérant allègue qu’en le renvoyant en Grèce, les autorités de ce premier État l’ont exposé, notamment, à des traitements contraires à l’article 3. Si l’argumentation se rattache à la technique classique de « violation par ricochet » (v. par ex. et récemment, Cour EDH, 3e Sect. 20 juillet 2010, N. c. Suède, Req. n° 23505/09 - Actualités droits-libertés du 26 juillet 2010 ; Cour EDH, 4e Sect. Dec. 6 juillet 2010, Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni, Req. n° 24027/07, 11949/08 et 36742/08 - Actualités droits-libertés du 26 juillet 2010. Voir cette catégorie de CPDH), son usage est ici plus inhabituel. Ceci parce que le renvoi litigieux a été effectué vers un État membre de l’Union européenne, au surplus en application du droit de cette dernière. La Belgique semble d’ailleurs s’être bornée, même si elle tente de s’en défendre (v. 2h41), à se retrancher derrière le règlement « Dublin II » pour justifier le transfert vers la Grèce.
Il s’agira donc essentiellement pour les juges strasbourgeois d’examiner la pertinence, au regard des exigences conventionnelles, du mécanisme prévu par le règlement « Dublin II » ainsi donc que la double présomption sur lequel il est fondé : d’une part, la présomption que « les États membres […] respectent tous le principe de non-refoulement » des demandeurs d’asile vers un pays où il risque à nouveau d’être persécutés ; d’autre part, celle qui veut que tous les États membres de l’Union « so[ien]t considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers » (Considérant (2) du règlement). Cette double présomption tend en effet à conduire le premier État à procéder à une réadmission quasi-automatique du demandeur d’asile vers l’État compétent selon ce règlement, et ce, indépendamment de savoir si ce dernier respecte ou non les exigences de la Convention. Il est néanmoins possible de remarquer que le premier État peut user de la « clause de souveraineté » prévue à l’article 3.2 du règlement pour écarter l’application de ces règles de réadmission (« Par dérogation au paragraphe 1, chaque État membre peut examiner une demande d’asile qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement » - v. sur ce point la pertinente question de la juge Tulkens- 2h28 - et la réponse assez évasive du Gouvernement belge - 2h39). Plus largement encore, cette affaire conduira la Cour à se prononcer une nouvelle fois sur le dilemme des États confrontés à une contradiction potentielle entre des obligations issues de la Convention et d’autres tirées du droit de l’Union européenne (v. Cour EDH, G.C. 10 février 1999, Matthews c. Royaume-Uni, Req. n° 24833/94 ; Cour EDH, G.C. 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, Req. n° 45036/98 - A la lueur des principes dégagés dans ces jurisprudences et en particulier de l’existence ou non d’un « pouvoir d’appréciation » de l’État dans l’application du droit communautaire, on notera que la question de la « clause de souveraineté » évoquée précédemment n’est pas anodine).
L’audience publique a permis d’entrevoir ces enjeux dont l’importance est encore confirmée par la présence, en sus des parties au contentieux, de nombreux tiers-intervenants. Outre les organisations non-gouvernementales Aire Center, Amnesty International, Greek Helsinki Monitor (intervenantes dans la seule procédure écrite), les gouvernements des Pays-Bas et du Royaume-Uni - confrontés à des questions similaires et qui défendent globalement les principes du règlement Dublin II - ainsi que le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés et Apatrides et le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe - tous deux bien plus critiques de la procédure « Dublin II », en particulier à la lueur de leur connaissance de la situation déplorable des demandeurs d’asile en Grèce - ont formulés lors de l’audiences des observations orales. On notera à propos de ce dernier, comme le relève le communiqué de presse de la Cour, qu’ « il s’agit de la première intervention du Commissaire aux droits de l’homme dans une procédure devant la Cour, en vertu de l’article 36 § 3 de la Convention, introduit par le Protocole no 14 à la Convention (entré en vigueur le 1er juin 2010) » (la tierce-intervention du Commissaire est désormais de droit). L’Union européenne n’est quant à elle pas tierce-intervenante, alors même qu’un de ses actes normatifs est au cœur du litige d’espèce.
Après cette audience publique, la Cour va statuer, à une date non encore déterminée, sur cette affaire. En tout état de cause, le profil de celle-ci ne peut qu’inciter à faire nôtres les mots du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, lorsqu’il affirme que l’ « arrêt [de la Grande Chambre] aura un impact sur l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe […et] sera capital » (2h13).
Enfermement de demandeurs d’asile en Grèce, dans des conditions inhumaines, comme l’a déjà constaté la Cour de Strasbourg à plusieurs reprises. Le taux de reconnaissance du statut de réfugiés y est dérisoire : inférieur à 1%, soit le plus bas d’Europe, contre 14% en France et 20% en Belgique en première instance [voir ces statistiques montrant la forte variation du taux de reconnaissance au sein des pays de l’Union européenne y compris après appel : Pologne : 92%, Finlande : 80%, Malte : 66% ; Pays-Bas et Allemagne : 34% ; France : 27% ; Irlande : 8%; Espagne : 1,8% ; Grèce : 2%].
L’enjeu de l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce est de savoir si un Etat viole “par ricochet” la Convention EDH en cas de réadmission d’un demandeur d’asile vers ce pays en application du règlement “Dublin II”.
La France sollicite chaque année la réadmission de plusieurs centaines de demandeurs d’aisile vers la Grèce. A l’exception de l’affaire Othmanns, dont les circonstances étaient exceptionnelles [il s’agissait de réfugiés sous mandat palestinien HCR qui ont pu prouver les mauvais traitements en Grèce grâce à des certificats médicaux et à des témoignages de militants de Migreurop qui les avaient rencontré dans un camp en Grèce], le juge des référés du Conseil d’Etat refuse avec une grand obstination de prendre en compte cette défaillance systémique de l’asile en Grèce, malgré l’article 53-1 de la Constitution et la clause de souveraineté du règlement Dublin II.
V. par ex., parmi une dizaine d’ordonnances, cette affaire concernant un demandeur d’asile bénéficiant une mesure provisoire de la Cour EDH: CE, réf., 1er mars 2010, Ministre de l’Immigration c/ M. Tahir, n°336857 : “ la Grèce est un Etat membre de l’Union européenne et partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par le protocole de New York, qu’à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’il en résulte que des documents d’ordre général relatifs aux modalités d’application des règles relatives à l’asile par les autorités grecques ne sauraient suffire à établir que la réadmission d’un demandeur d’asile vers la Grèce serait, par elle-même, constitutive d’une atteinte grave au droit d’asile ; qu’il appartient toutefois à l’administration d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces qui lui sont soumises et sous le contrôle du juge, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités grecques répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile;”).
M.S.S. c. Belgique et Grèce (Cour EDH, G.C. Req. n° 30696/09)
V. le communiqué de presse
et la retransmission de l’audience publique du 1er septembre 2010
Actualités droits-libertés du 1er septembre 2010 par Nicolas HERVIEU (avec complèment Serge SLAMA)
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- S. Slama et G. Sadik, “Première suspension d’une réadmission de demandeurs d’asile vers la Grèce (CE, 20 mai 2010, famille O)”, CPDH 25 mai 2010.
- S. Slama, “Réadmission d’Afghans vers la Grèce: le TA de Paris fait de la résistance“, CPDH 27 décembre 2009.
- N. Hervieu, “Grèce : degré zéro du respect du droit d’asile (CEDH 22 juillet 2010, A.A. c. Grèce)”, CPDH 27 juillet 2010.
- S. Slama, “Non transmission d’une QPC sur l’absence de recours suspensif devant la CNDA pour les demandeurs d’asile en procédure prioritaire (CE, réf., 16 juin 2010, A. DIAKITE)”, CPDH 21 juin 2010.
- Cimade, “Le Conseil d’Etat suspend pour la première fois une réadmission Dublin II vers la Grèce “, 21 mai 2010.
Complément:
Plusieurs affaires portant sur cette question sont actuellement pendantes devant la Cour EDH au regard des articles 13 et 3 de la CEDH
- Requête no 37470/07 présentée par K. contre la France introduite le 29 août 2007 ;
- R
equête no 33087/07 présentée par H. contre la France introduite le 3 août 2007radiée du rôle le 19 janvier 2010 en raison de l’évaporation du demandeur d’asile ;- Requête no 34420/07 présentée par A. contre la France introduite le 10 août 2007 ;
- Requête no 40838/07 présentée par N. contre la France introduite le 19 septembre 2007
- Requête no 40710/07 présentée par S. contre la France introduite le 19 septembre 2007
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Requête no 45022/07 présentée par Sl. contre la France introduite le 17 octobre 2007radiation du rôle par décision du 16 juin 2009 (reconnaissance du statut de réfugié par la CNDA - ce qui confirme que l’absence de recours suspensif est susceptible de porter atteinte à l’article 3)- Requête no 53695/07 présentée par P. Sa. contre la France introduite le 7 décembre 2007
- Requête no 17897/09 présentée par M.V. and M.T. contre la France introduite le 3 avril 2009;
- Requête no 9152/09 présentée par I. M. contre la France introduite le 16 février 2009;
- Requête no 14875/09 présentée par K.Y. contre la France introduite le 18 mars 2009
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Requête no 25074/09 présentée par P.M. contre la France introduite le 13 mai 2009radiée le 25 mai 2010 (obtention du statut du réfugié devant la CNDA - affaire de Me Lucile Hugon)- Requête no 35353/09 présentée par N. S. contre la France introduite le 2 juillet 2009
- Requêtes nos 43341/09 et 43342/09 présentées par J. Z. et R. Z. contre la France introduites le 12 août 2009
- Requête no 47129/09 présentée par K.N. contre la France introduite le 2 septembre 2009
- Requête no 49718/09 présentée par R. A. contre la France introduite le 16 septembre 2009
- Requête no 55762/09 présentée par A. N. contre la France introduite le 19 octobre 2009
- Requête no 66826/09 présentée par S. K. contre la France introduite le 21 décembre 2009