Le Deutsche Guggenheim de Berlin présente jusqu’au 20 Janvier quatre grandes photos récentes de Jeff Wall, en noir et blanc, à côté d’autres oeuvres plus anciennes. L’immense Cold Storage (de 2007) est une photo d’architecture qui pourrait être sculpturale et froide; mais le dérangement vient de ce plafond en décomposition, plein d’excroissances et de mucosités, organique, presque vivant. Les débris au sol, et le titre, laissent penser que c’est de la glace. Est-ce une fiction d’où les protagonistes ont été évacués ? Est-ce un document ? Où est la frontière ?
En face, Log (qui date de 2002) est une nature morte, plus petite, presque intime, où le regard est contraint, limité à ces cubes et ces cylindres, enfermé dans leur texture, leurs veinures, leur matérialité. Je me souviens de photos de Bill Brandt qui produisaient, avec peu de moyens, un effet similaire : pas de sens, une beauté formelle, un questionnement sur la représentation.
Ces deux là sont des exceptions, la plupart des autres photos de l’exposition sont le sujet d’une tentation narrative forte, Wall y raconte une histoire, ou plutôt met en place les éléments nécessaires pour que nous nous la racontions. Night, qui date de 2002, vous happe dans l’effondrement du sol au premier plan, en avant de cette fracture sinueuse, de cette rupture irrégulière, dans ce noir infernal qu’une barrière blanche adoucit un peu, comme une protection, une trace d’humanité. En haut est le monde habité, des immeubles, des fenêtres, une palissade. C’est entre les deux, au pied du mur que se déroule peut-être une histoire, à gauche. Deux ou trois personnes sont couchées au sol, clochards probables abrités par des cartons. Seule visible, une femme est assise là, grave, silencieuse. Sous un foulard noir, son visage est dur, son regard fixe, elle semble être parvenue au delà même de la douleur. C’est l’image de Bethléem qui s’est imposée à moi, la femme sur le point d’accoucher et que personne ne veut héberger; mais ce pourrait être tout autre icône de rejet et de douleur digne.
Les trois grandes photos récentes (Tenants, Men waiting, et War game, de 2006 ou 2007) semblent raconter des histoires néo-réalistes, une femme rentrant dans son immeuble, des ouvriers agricoles attendant l’embauche, des enfants blancs et noirs jouant dans un parc. Mais, confronté à ces trois grands formats (2.5 m sur 3m environ) dans une même salle, on réalise surtout la similitude de leur composition : l’image est essentiellement occupée par le sol, le ciel et des arbres, et la scène elle-même n’en occupe qu’une faible part. Au premier plan, les sols sont miteux, grisâtres, patches de goudron sur la route ou terrain vague miteux aux herbes folles au milieu des graviers. En haut le ciel est gris, nuageux, traversé de rares fils électriques et pénétré par quelques arbres, décharnés ou feuillus, s’évasant en triangle vers le haut. Ce sont des photos d’un dépouillement absolu, où la mise en scène ne dérange pas, ne distrait guère.
Par contre, à l’entrée, Rainfilled suitcase (de 2001), un petit format en couleur, paraît trop précieux, trop composé, trop affecté, avec le contraste étudié des effets de surface rouge et noire. Overpass, aussi en couleur, de 2001, est une photo très connue de Jeff Wall : tous sont courbés vers le sol, dans ce paysage industriel, entre deux, sous un ciel menaçant. Plus que d’autres signes, les mollets musclés de la femme, latino ou philippine, témoignent de leur statut à tous, de leur précarité. Le regard, mélancolique, ne peut se détacher d’eux.