Texte d'une conférence prononcée par Ivan Illich à Dallas, aux Etats-Unis, en 1984. L'auteur revient sur l'histoire de notre rapport à l'eau, sa place dans nos rêves, les fonctions dont nous l'investissons et qui donnent des indications puissantes sur l'évolution de notre rapport à la vie et à la mort... Traduction française tirée du site Planètebleue.info.
Cela fait soixante-dix ans, me dit-on, qu’à Dallas des habitants réclament l’aménagement d’un lac au coeur de la ville. Ils attendent de ce lac qu’il irrigue le commerce et le rêve, le budget municipal et la santé. Une équipe de spécialistes est en train d’étudier la faisabilité d’une telle pièce d’eau artificielle en plein centre-ville. L’Institute of Humanities and Culture de Dallas souhaite apporter sa contribution spécifique à cette étude : il nous convie à réfléchir sur les rapports entre l’eau et les rêves, dans la mesure où ce lien participe de « Ce qui fait fonctionner une ville ». De tout temps des rêves ont donné forme à des villes, des villes ont inspiré des rêves et, traditionnellement, l’eau vivifiait les uns et les autres. Aujourd’hui, je doute fort qu’il reste une eau capable d’associer les rêves et la ville. La société industrielle a transformé H20 en une matière avec laquelle les eaux archétypales ne peuvent fusionner. C’est pourquoi j’ai divisé mon exposé en deux parties. La première évoque les eaux du rêve, celles du Léthé, et la seconde présente l’histoire de la chasse d’eau. En conclusion, je reviendrai à la question initiale : qu’en est-il de l’imaginaire dans un environnement d’objets mécanisés qui ont perdu le pouvoir élémentaire de refléter les insondables eaux des rêves ? A proximité de Cassel, un prince allemand de l’âge baroque s’était fait construire le château de Wilhelmsh?he, entouré d’un jardin anglais qui sollicite de ses eaux qu’elles révèlent tout ce qu’elles savent. Celles-ci ne sont pas seulement amenées à s’exposer au regard et au toucher, mais à parler et à chanter dans dix-sept registres différents. Ainsi les eaux du rêve marmonnent et disparaissent, s’enflent et mugissent, suintent ou éclaboussent, ruissellent ou musardent, elles vous lavent et sont capables de vous emporter. Elles peuvent tomber de haut ou jaillir des profondeurs, détremper ou seulement humecter. Parmi tous ces prodiges de l’eau, je retiens son pouvoir de laver : le pouvoir du Léthé qui emporte les souvenirs, et de H20 dont la fonction est d’éliminer les déchets.
Les rêves accomplissent la catharsis, ce qui signifie qu’ils purifient, et les eaux du rêve peuvent laver de différentes façons. L’aspersion d’eau bénite lustrale dissout le miasme ; elle jugule les malédictions, elle chasse la pollution qui stagne en certains lieux, elle peut être versée sur les mains, la tête ou les pieds pour laver la souillure de l’impureté, du sang ou du forfait. Mais il est une autre catharsis que seules accomplissent les eaux noires du Léthé : elles dépouillent ceux qui les franchissent de leurs souvenirs, leur accordent l’oubli. Mon temps de parole étant limité à trente minutes, je ne puis traiter devant vous que de cette dernière. Ma réflexion sur la possibilité de créer un lac au coeur de la ville sera donc très circonscrite : l’âme du fleuve de l’oubli qui coule dans la fontaine sociale du ressouvenir peut-elle se refléter dans le désinfectant liquide qu’on a épuré, cubé, canalisé et puis déversé dans un bassin situé au coeur de la ville ? Les rêves « d’insouciance et d’oubli » du jeune citadin peuvent-ils être irrigués par le liquide que dispensent les robinets, les douches et les toilettes ? Les eaux-vannes, lorsqu’elles ont été épurées, sont-elles encore capables de « circuler » dans des fontaines ou des lacs qui reflètent les rêves ?
Les eaux lustrales du Léthé coulent ; elles ne circulent pas comme le sang, l’argent, l’eau courante qui soulevaient l’imagination sociale au début de l’ère industrielle. Dès 1616, William Harvey avait déclaré devant ses pairs du Royal Collège of Physicians de Londres que le sang circulait dans le corps humain. Sa découverte attendit plus d’un siècle avant d’être généralement admise par les praticiens. En 1750, le médecin allemand Johannes Storch (dit Pelargus), auteur d’un manuel de gynécologie en huit volumes qui faisait autorité, ne pouvait admettre la validité générale de la théorie de Harvey. Il ne doutait pas que le sang pét circuler dans le corps des Anglais et l’épurer de ses déchets, mais, chez ses patientes de Basse-Saxe, il observait le sang fluant et refluant dans les chairs. Storch avait compris ce que nous nous efforçons à présent de saisir : une redéfinition du sang comme substance en circulation exigeait une reconstruction sociale du corps. La chair et le sang palpitants et chargés de symboles, tels que les léguait la tradition, devaient être repensés comme un système fonctionnel de conduites et de filtres. Vers la fin du XVIIIe siècle, la théorie de Harvey était, de manière générale, admise en médecine. L’idée que la santé humaine dépend de la circulation rapide du sang s’insérait bien dans le modèle mercantiliste de la richesse – juste avant Adam Smith – basé sur l’intensité de la circulation monétaire.
Au milieu du XIXe siècle, plusieurs architectes britanniques se mirent à parler de Londres en se référant à ce même paradigme, et en ne manquant aucune occasion de reconnaître leur dette à l’égard de « l’immortel Harvey ». Ils concevaient la ville, comme un corps social à travers lequel l’eau devait constamment circuler et repartir en charriant ce qui la souillait. Il fallait que l’eau coule continuément dans la ville pour la débarrasser de sa sueur et de ses déchets. Plus ce flot sera vigoureux, moins il y aura de poches stagnantes engendrant une « pestilence congénitale », et plus la cité sera saine. Que l’eau ne soit plus constamment amenée dans la cité et constamment rejetée par ses égouts, et la ville nouvelle qu’ils imaginaient ne pourrait que stagner et être en proie à la putrescence. A l’instar de Harvey, qui avait découvert quelque chose d’inimaginable avant lui, à savoir que le sang est un véhicule en circulation, et ouvert ainsi la voie de la médecine moderne, Chadwick et ses confrères, en inventant le circuit de l’eau, redéfinissaient la ville comme un espace nécessitant constamment d’être débarrassé de ses déchets. A l’image du corps et de l’économie, la ville pouvait désormais être visualisée comme un système de conduits.
Il est possible d’écrire de maintes façons l’histoire de l’eau archétypale. Je ne traite ici que de la dégradation technique de la matière eau, qui la rend impropre à véhiculer la métaphore dont nous souhaiterions la parer. Tout ce que je peux faire présentement, c’est insister sur le fait que l’ »eau », contrairement à H20, est une construction historique qui reflète – pour le meilleur ou pour le pire – l’élément fluide de l’âme, tandis que le H20 de l’imagination sociale est bien loin de s’accorder avec l’eau si désirable de nos rêves. Aujourd’hui, l’eau de la ville en franchit constamment les limites : elle y pénètre comme une marchandise et en sort comme un déchet. A l’inverse, dans tous les mythes indo-européens l’eau est en elle-même la limite. Elle sépare ce monde où nous vivons de l’autre monde ; elle dresse un obstacle entre le présent, le passé ou l’avenir. Dans la grande famille des mythes indo-européens, l’autre monde n’a pas une localisation immuable sur la carte mentale : il peut être situé sous terre, au sommet d’une montagne, dans une île, au ciel ou dans une grotte. Mais c’est toujours un royaume s’étendant au-delà d’une eau – par-delà l’océan, sur l’autre rivage d’une baie. Pour l’atteindre, il faut franchir un fleuve : là un rocher vous transporte, ailleurs vous devez traverser à gué. Dans tous les mythes cependant, cette traversée des eaux conduit, sur l’autre rive, à une source, et le fleuve que vous avez franchi alimente aussi cette eau de l’au-delà.
Bruce Lincoln a montré que les pèlerins grecs, indiens, nordiques et celtes, en chemin vers l’au-delà, traversent tous le même paysage funèbre et sont confrontés à la même hydrologie mythique. Les flots lents que rencontre le voyageur sont ceux du fleuve de l’oubli. Ce fleuve a le pouvoir de dépouiller de leurs souvenirs ceux qui le franchissent. Le balancement léthargique de la tête des pleureuses pendant le thrène dont elles bercent les héros de Thèbes dans leur dernier sommeil rappelle à Eschyle la cadence monotone des rames d’une rive à l’autre de l’Achéron. Cependant, ce que le fleuve détache des pieds des voyageurs en les lavant n’est pas détruit : le pèlerin en route vers l’au-delà est seulement dépouillé des actions pour lesquelles on se souviendra de lui. Le fleuve les charrie jusqu’à une source bouillonnante qui les brasse comme du sable fin au fond d’un bassin cosmique, pour servir de breuvage à l’élu : le chanteur, le rêveur, le voyant, le sage. Cette eau provoque chez lui une ivresse de nature sobre, « sobria ebrietas ». Et ce messager, revenu de son rêve ou de son voyage, rapporte un peu d’eau vivante du royaume des morts, véhiculant les souvenirs des défunts dont ceux-ci n’ont que faire mais qui sont extrêmement précieux pour les vivants. Ainsi les morts dépendent-ils moins des vivants que les vivants des morts. Ce que le Léthé a détaché des pieds des morts revient à la vie.
Le Ciel reposait encore entre les bras de la Terre, Ouranos partageait encore sa couche avec Gaïa « aux larges flancs » lorsque les Titans virent le jour. Mnémosyne faisait partie de cette génération née avant les dieux de l’Olympe. Elle est trop vieille, trop archaïque pour être la mère d’Apollon, mais elle adopte ce fils de la nymphe Maïa et le dote d’une âme qui remonte toujours jusqu’à la source, qui ne peut jamais oublier. Hermès -Apollon a donc deux mères, ce qui fait de lui le messager des dieux, mais aussi leur guide et celui des voyageurs. L’hymne dédié à Hermès appelle Mnémosyne la Mère des Muses. Hésiode la décrit, les cheveux épars, étendue avec Zeus pour concevoir leurs neuf filles. Elle est la fontaine dans laquelle se baigne la muse de l’Enthousiasme, comme s’y baigne une autre de ses filles, l’oubli. Que Mnémosyne compte au nombre des Titans, qui ont précédé les dieux, voilà qui est capital pour notre histoire de l’eau. Rangé au nombre des Titans, un élément cosmique devient la source de la remémoration, la fontaine de la culture, l’origine d’une première sorte de ville – et l’eau -mémoire prend les traits de la femme.
Mais cette source archaïque de la tradition orale n’a pas place dans les cités de l’Antiquité gréco-latine. Les cités classiques de la Grèce et, plus encore, de Rome, sont construites autour d’aqueducs canalisant l’eau jusqu’aux fontaines. Ce n’est pas la source alimentant un bassin, ce n’est pas le chanteur épique, mais des jaillissements artificiels et des textes consignés dans des livres qui en modulent les eaux et les mots. Aucune cité grecque n’a conservé un autel ou une fontaine dédiés à Mnémosyne. Seuls l’invoquent encore des poètes cultivés qui aimeraient égaler Homère. Mnémosyne n’est plus la source de la sobre ivresse. Désormais, son nom personnifie le dépôt écrit de la mémoire dont Platon savait qu’il tarirait la remémoration, cette source bouillonnante au-delà du fleuve de l’oubli, cette source alimentée par le fleuve -frontière. A la remémoration, cette seconde mère d’Hermès, se substitue un nouveau type de mémoire, au fur et à mesure que la culture écrite remplace l’orale, que la légalité évince l’ancien ordre coutumier.
De la source au jaillissement, du bassin de la remémoration à la fontaine sculptée, du champ épique à la mémoire référencée, l’eau en tant que métaphore sociale subit une première et profonde transformation. Les eaux de la culture orale qui coulaient par-delà les rivages de ce monde deviennent le plus précieux approvisionnement que le pouvoir peut garantir à la ville. Voudrais-je décrire cela que je commencerais par écrire l’histoire des formes variées de l’eau et du sens que ses diverses perceptions donnent à la ville. Dans une telle histoire, les fontaines de Rome, le système hydraulique d’Ispahan, les canaux de Venise et ceux de Tenochtitlàn apparaîtraient comme des créations exceptionnelles. La ville édifiée sur les bords d’un fleuve, la ville construite autour d’une source comme si c’était son nombril, celle qui ne dispose que de l’eau de pluie recueillie sur ses toits, constitueraient des idéal-types parmi d’autres. Cependant, à de rares exceptions près, jusqu’à une époque récente toutes les villes alimentées par des eaux lointaines avaient un point commun : ce que l’aqueduc amenait dans leurs murs était absorbé par le sol urbain. Les engins à vapeur étaient déjà courants lorsque l’idée que l’eau acheminée jusqu’à la ville doit la quitter par des égouts devint un principe directeur de l’urbanisme. Depuis lors, cette idée a pris le caractère d’une obligation imparable – même si aujourd’hui l’égout aboutit souvent à une station d’épuration. Ce qui sort de ces stations est plus éloigné que jamais de l’eau des rêves. La nécessité d’une circulation continue de l’eau afin d’évacuer des villes ce qui les pollue n’a fait que s’imposer toujours plus à l’esprit des urbanistes. Pour libérer notre imagination de l’emprise de cette construction sociale, je propose d’en étudier la naissance et l’évolution.
Les lamentations sur la saleté des villes s’exhalaient déjà dans l’Antiquité. Même Rome, avec ses neuf cents fontaines, n’était pas sans danger pour qui arpentait ses rues. Des magistrats subalternes, spécialement nommés, siégeaient sous leur ombrelle dans un angle du Forum pour instruire les plaintes des passants atteints par des excréments jetés d’une fenêtre. Au Moyen Age, on comptait sur les cochons pour nettoyer les rues. Des dizaines d’ordonnances, qui nous ont été conservées, réglementaient le droit des bourgeois de posséder des porcs et de les nourrir des immondices publiques. Au coeur des villes, les tanneries répandaient une puanteur infernale. Cependant, la perception de la ville comme un espace qui doit être constamment lavé pour le désodoriser a une origine historique clairement délimitée : elle apparaît au début du siècle des Lumières. L’intérêt naissant pour le nettoyage et le récurage traduit la volonté d’évacuer des matières qui ne répugnent pas tellement à la vue mais qui agressent l’odorat des citadins. Pour la première fois, la ville entière est perçue comme un espace nauséabond. Et apparaît l’utopie de la ville inodore. Cependant, pour autant que j’en puisse juger, cette aversion neuve à l’égard des odeurs de la cité reflète essentiellement une transformation du sens olfactif et non un accroissement de la saturation de l’air par des gaz ayant une odeur caractéristique.
L’histoire de la perception sensorielle n’est pas entièrement neuve, mais l’évolution de l’odorat n’a été étudiée que dans une période récente. En 1961, Robert Mandrou a fait ressortir pour la première fois la primauté du toucher, de l’ouie et de l’odorat dans les cultures européennes prémodernes. Cette texture complexe de perceptions sensorielles n’a cédé que lentement le pas, au temps des Lumières, à la prédominance de l’oeil qui nous para »t si naturelle. Lorsqu’un Ronsard ou un Rabelais touche les lèvres de sa « mie », il en célèbre la saveur et le parfum qui l’enchantent. Explorer la perception des odeurs constituerait une prouesse inégalable ; les odeurs ne laissant pas de trace objective, l’historien peut seulement chercher à savoir comment elles étaient perçues. Voici peu, Alain Corbin a publié une monographie retraçant, pour la première fois, la perception des odeurs à la fin de l’Ancien Régime.
J’ai une expérience directe de l’odeur traditionnelle des villes. Pendant vingt ans j’ai passé beaucoup de temps dans les bidonvilles de Rio ou de Lima, de Karachi ou de Bénarès. J’ai été long à surmonter ma répulsion naturelle pour les odeurs d’excréments et d’urine croupie qui, à de légères variations nationales près, sont les mêmes dans toutes ces excroissances industrielles non raccordées aux égouts. Pourtant, ces odeurs auxquelles j’ai réussi à m’accoutumer n’approchaient en rien le dense air ambiant du Paris de Louis XIV et de Louis XV. C’est seulement vers la fin du règne de Louis XIV qu’une ordonnance institua l’enlèvement hebdomadaire des excréments dans les couloirs du palais de Versailles. Pendant des dizaines d’années, un charcutier tua les cochons juste sous les fenêtres de l’aile des Ministres, dont les murs restaient perpétuellement encroétés de sang séché. En plein coeur de Paris fonctionnaient des tanneries, toutefois cantonnées aux bords de Seine. A tout moment les gens se soulageaient contre les murs de la première église ou maison venue. La puanteur des cimetières aux fosses peu profondes signalait la présence des morts dans la ville. Que l’air soit chargé de miasmes, cela entrait tellement dans les moeurs que les documents de l’époque l’évoquent rarement.
Cette indifférence olfactive prit fin lorsqu’un petit nombre de Parisiens ne purent plus supporter la puanteur des trépassés. Depuis le Moyen Age, les dépouilles des desservants et des bienfaiteurs d’une église étaient inhumées près du maître-autel, et les procédés d’ouverture et de fermeture des caveaux n’avaient guère changé avec les siècles. Mais au début du XVIIIe siècle leurs émanations devinrent intolérables. En 1737, le Parlement de Paris nommait une commission chargée d’étudier le danger que les inhumations dans les églises représentaient pour la santé publique. On déclara dangereux pour les vivants les miasmes s’échappant des caveaux. En 1745, l’abbé Charles-Gabriel Porée, ancien bibliothécaire de Fénelon, publiait ses Lettres sur la sépulture dans les églises. Dans cet ouvrage, plusieurs fois réimprimé, il invoquait des considérations philosophiques et juridiques justifiant que les morts reposent hors les murs de la ville. Philippe Ariès a montré que la sensibilité olfactive neuve à l’égard de la présence des cadavres trahissait une peur de la mort, elle aussi nouvelle. Au cours du dernier tiers du siècle, on ne comptera plus les récits de trépas provoqués par la pestilence des corps en décomposition. De l’Ecosse à la Pologne, elle offusque les narines, mais surtout, elle effraie. Aux dires de témoins, les membres des congrégations sont fauchés en masse par les miasmes s’échappant des caveaux ouverts lors des offices funèbres – ils trépassent dans l’heure qui suit. En 1760, le cimetière des Saints-Innocents à Paris était encore fort fréquenté : lieu de réunion l’après-midi, il abritait, la nuit, des amours illicites. Vingt ans plus tard il était désaffecté, tant la puanteur des corps en décomposition devenait insupportable pour le voisinage.
L’intolérance à l’égard des odeurs d’excréments mit plus de temps à se développer, bien que des doléances contre leur virulence se soient élevées dès 1740. Les premiers à alerter aux dangers des miasmes urbains furent des scientifiques spécialisés en pneumatique ou étude des « airs » – aujourd’hui, nous parlerions de « gaz ». Leurs instruments d’analyse de ces substances volatiles étaient rudimentaires ; on ignorait encore l’existence de l’oxygène et donc son rôle dans le processus de combustion. Les chercheurs menaient leurs travaux en se fiant à leur odorat. Mais ils n’en dissertaient pas moins sur les « exhalaisons » de la ville, et une quinzaine de traités consacrés aux odeurs de Paris sont publiés durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ils répertorient les sept endroits malodorants du corps humain situés entre le sommet du crâne et les creux entre les orteils, ou les sept stades de décomposition d’une charogne. Ils distinguent, parmi les sensations olfactives désagréables, entre la saine et vigoureuse odeur de la bouse ou de l’excrément humain et celle, infecte et délétère, de la putréfaction. Ils enseignent la technique pour recueillir et conserver les odeurs dans des flacons en vue de comparaisons ultérieures permettant d’en étudier l’évolution. L’auteur d’un de ces traités va jusqu’à calculer le poids, par habitant, des émanations des citoyens, et il étudie leurs effets polluants sur les alentours de la ville. Tous les auteurs ou presque dénoncent l’indifférence du public aux dangers des airs putrides qu’ils ont débusqués et qu’ils décrivent.
A la fin du XVIIIe siècle, ces précurseurs de la désodorisation s’étaient acquis, à Paris, un certain nombre d’adeptes influents. Les attitudes sociales à l’égard de l’excrétion évoluaient. Les audiences qu’accordait le roi, assis sur sa chaise percée, à quelques grands privilégiés, avaient été supprimées deux générations plus tôt. Vers le milieu du siècle, à l’occasion d’un grand bal, pour la première fois des cabinets d’aisances séparés sont aménagés pour les femmes. Enfin la reine Marie-Antoinette fera poser une porte pour masquer sa « garde-robe ». L’acte devient une fonction intime.
D’abord le processus, et ensuite également ce qui en résulte, sont relégués loin des regards et des narines. Comme on découvre aussi que les êtres exhalent de mauvaises odeurs, la vogue du bidet et du linge de corps susceptible de nombreux lavages commence à se répandre. Dormir dans « son » lit et entre des draps devient un impératif moral et médical. Bientôt, on proscrit pour les jeunes gens les couvertures lourdes, car elles accumulent les émanations corporelles et conduisent aux pollutions nocturnes. Les médecins découvrent que l’odeur d’un malade est susceptible d’infecter les bien-portants, et, à l’hôpital, le lit individuel devient une exigence d’hygiène, sinon une pratique. Le 15 novembre 1793, la Convention décrétait solennellement que la faculté d’avoir son lit à soi s’inscrivait dans les droits de l’homme. La dignité du citoyen exige qu’une zone tampon privée l’entoure au lit, à la garde-robe et dans la tombe. Quand s’achève le XVIIIe siècle, des oeuvres de bienfaisance se constituent pour épargner aux démunis l’horreur de la fosse commune. Tandis que la bourgeoisie se familiarise avec les nouvelles habitudes de propreté, la toilette sociale de la ville passe au premier rang des problèmes urbains. Depuis le début du XVIIIe siècle, dans maints pays l’attention s’est portée sur le milieu particulièrement insalubre des prisons et des asiles d’aliénés, tous endroits croupissant dans une telle fange qu’en comparaison le reste de la ville pouvait para »tre propre. On établit un lien entre le fort taux de mortalité dans ces établissements et leur puanteur qui porte assez loin. Le ventilateur vient juste d’être inventé, et les premiers installés dans les prisons y font circuler quelques bouffées d’air frais, encore qu’ils soient réservés aux quartiers des détenus « innocents ». Comme il semblait nécessaire, mais difficile, de faire prendre l’air aux prisonniers, des villes de Belgique et de Suisse adoptèrent la solution trouvée par la ville de Berne, qui permettait de concilier l’enlèvement des immondices et la sortie des prisonniers en plein air. Tous les matins, les forçats traînaient dans les rues de Berne de grands chariots, par un timon auquel ils étaient enchaînés, tandis que les femmes, retenues par des chaînes plus légères et plus longues, balayaient les rues et chargeaient les immondices sur les chariots. Ces véhicules étaient dirigés vers les points de la ville qui, par analogie avec le corps humain, étaient reconnus comme ses zones les plus nauséabondes. Aux odeurs correspondaient désormais des distinctions de classe. Les pauvres sont ceux qui sentent mauvais et, souvent, n’en sont pas conscients. L’osmologie – l’étude des odeurs – se voudrait une science à part entière. De prétendues expériences prouvaient que l’Européen, le Samoyède, le Nègre et le Hottentot se reconnaissaient à l’odeur particulière de leur race, qui persistait même s’ils changeaient de régime alimentaire et se lavaient fréquemment.
Etre une personne de qualité en vint à signifier être propre : ne pas sentir mauvais, avoir un chez-soi inodore. Au début du XIXe siècle, on éduque les femmes à cultiver une fragrance qui les personnalise. Cet idéal était apparu à la fin de l’Ancien Régime, en un temps où les puissants parfums traditionnels d’origine animale, l’ambre gris, le musc, la civette avaient été abandonnés au profit d’eaux de toilette et d’essences végétales. Sous Napoléon 1er, parvenu qui inclinait à renouer avec la tradition, les parfums capiteux tirés des poches ventrales de rongeurs connurent un bref regain de faveur, mais sous le Second Empire leur emploi était l’indice de moeurs débauchées. A présent les dames de la bonne société usaient de senteurs d’origine végétale « collant » à leur personnalité. Comme ces substances sont assez volatiles, il faut s’en réappliquer fréquemment et leur parfum, qui s’attarde dans la sphère domestique, symbolise la consommation ostentatoire chez des gens bien lavés. Lorsque Mlle Deschamps, une danseuse, fit installer dans son appartement, en 1750, « deux cabinets, l’un de toilette, l’autre de lieux à l’anglaise », cette nouveauté fut largement commentée. Un siècle plus tard, ce genre d’équipement se trouve dans les beaux quartiers. Tandis que les riches se parfument discrètement, que les bourgeois se « récurent » le cuir et apprennent à se déchausser avant de franchir le seuil, l’un des objectifs majeurs des services de la police sanitaire est de désodoriser ceux qui sont en majorité : les pauvres.
Au cours de la première moitié du XIXe siècle, les Anglais avaient déjà entrepris de purger leurs villes en polluant, de ce fait, la Tamise. En France et, de manière générale, sur le continent, l’opinion publique n’était pas prête à accepter pareil gaspillage. En 1835, un rapport de l’Institut rejetait la proposition d’adopter pour Paris un système de tout-à-l’égout qui déverserait les gadoues dans la Seine. Cette décision ne procédait pas d’un souci pour les eaux du fleuve ou d’un sentiment anti-britannique mais de l’évaluation de l’énorme potentiel économique qui serait ainsi perdu. Vingt ans plus tard, les rédacteurs du Journal de chimie médicale invoquent Malthus et des arguments empruntés à la physiologie sociale pour démontrer que canaliser les excréments vers la Seine serait un « méfait public ». Quelques années plus tôt, il avait été envisagé de lier le versement des pensions aux vieux invalides à leur ramassage quotidien des vidanges – cet engrais par excellence. A présent que le chemin de fer reliait la ville aux campagnes, les vidanges y seraient transportées pour les fertiliser, en faire de grandes étendues maraîchères. Au cours des années soixante, de part et d’autre de la Manche deux idéologies nationales s’affrontaient sur l’intérêt des égouts. Victor Hugo exprima littérairement la position française. Dans les chapitres des Misérables qu’il consacre à ce qu’il appelle « l’intestin de Léviathan », il écrit : « On pourrait dire que depuis dix siècles le cloaque est la maladie de Paris. L’égout est le vice que la ville a dans le sang. » Toute tentative pour faire se déverser encore plus de gadoues dans les égouts ne pourrait qu’augmenter les horreurs inimaginables du cloaque de la capitale.
De l’autre côté de la Manche, le prince de Galles, futur Edouard VII, prenait en 1871 une position inverse quant à l’utilité des égouts. N’eût-il été prince héritier de la couronne, disait-il, il aurait choisi l’état de plombier. A peu près dans le même temps, Hellinger exhortait ses collègues de la Royal Society of Arts : « Et la voici, la santé de cette ville immense, qui repose et se love dans vos bras puissants, sommeillant paisiblement dans leurs muscles durcis, S’abandonnant aux mains expertes et aux doigts exercés ! » Le romancier Jules Verne transpose, dans un contexte français, cette attitude anglaise : « Nettoyer, nettoyer sans cesse, détruire et annuler les miasmes qui émanent d’une agglomération humaine, telle est l’oeuvre principale du gouvernement central. » (Les Cinq cents millions de la Bégum – NdT) Sentant mauvais, la sueur des classes laborieuses était dangereuse.
Les architectes anglais se proposaient d’utiliser l’eau pour désodoriser la ville. Dès l’an 1596, Sir John Harrington, filleul de la reine Elisabeth I, avait inventé le water-closet et publié un traité sur cet appareil, mais celui-ci ne demeura fort longtemps qu’un objet curieux. En 1851, George Jenning installait des toilettes publiques au Crystal Palace de Londres qui abritait l’Exposition universelle, et 827 280 personnes, soit 14% des visiteurs, payèrent pour découvrir et utiliser cette nouveauté. Ces « commodités convenant à une civilisation avancée » furent perfectionnées par Thomas Crapper, patron d’une fonderie. Le clapet de la chasse d’eau, anus mirabilis, fut breveté en Grande-Bretagne, et le terme WC entra dans toutes les langues civilisées. Selon un rapport du gouvernement des Etats-Unis, Baltimore fut la dernière ville de la côte Est à produire ses engrais « naturels » grâce aux cabinets d’aisances jusqu’en 1912, date à laquelle elle fut contrainte d’adopter la chasse d’eau.A la fin du XIXe siècle, on commence à constater la dissémination, par l’eau courante, de germes pathogènes d’origine fécale, en raison de la pollution des eaux vives par l’évacuation des toilettes. Les ingénieurs se trouvaient placés devant un choix : soit employer leurs ressources, toujours limitées, pour l’épuration des eaux-vannes avant leur dispersion, soit assainir l’eau avant sa distribution. Durant la première moitié du XXe siècle, on s’en tint à la stérilisation de l’eau. La bactériologie n’avait abandonné que depuis peu l’ancienne théorie voulant que la maladie résulte d’une altération interne par la nouvelle théorie des germes qui tiennent le corps sous la menace constante d’une invasion microbienne. Les citadins réclamaient avant tout qu’on leur fournisse une – eau potable -, c’est-à-dire dépourvue de germes. Et puis, vers le milieu de notre siècle, ce qui sort du robinet n’est plus inodore : c’est un liquide que beaucoup d’entre nous n’osent plus boire. La transformation de H20 en produit détachant s’était opérée. Dès lors, on pouvait se préoccuper publiquement de l’ »épuration » des eaux-vannes et de la préservation des lacs. Aux états-Unis, les coûts de fonctionnement du tout-à-l’égout et de l’épuration de son contenu liquide représentent désormais le premier poste budgétaire des gouvernements des états. Seul l’enseignement coûte plus cher aux contribuables américains.
Je me plais à penser que, dans la Grèce archaïque, les lustrations exorcisaient le plus souvent les miasmes. Aujourd’hui, les efforts pour débarrasser la ville de ses odeurs fétides ont échoué. Dans le club huppé de Dallas où j’ai été logé pour la nuit, des flacons au goulot muni d’une mèche diffusaient un puissant anesthésique paralysant les muqueuses nasales afin de masquer l’échec d’un équipement sanitaire pourtant extrêmement coûteux. Le désodorisant neutralise le nez. Nos villes constituent des espaces où sévit une puanteur industrielle sans précédent. Et nous sommes devenus aussi insensibles à cette pollution que les Parisiens du XVIIIe siècle l’étaient à l’odeur de leurs cadavres et de leurs excréments.
Nous avons suivi les eaux de l’histoire, de la Grèce archaïque au robinet écologique. Nous avons contemplé les fontaines de Rome qui ont fait disparaître la titanesque Mnémosyne de l’esprit de la cité alphabétisée qu’elles ont peuplée de nymphes classiques. Et nous avons vu comment les systèmes hydrauliques dissimulent H20 à notre vue. Nous avons écouté les improvisations des fontaines sonores, la symphonie bien orchestrée de la fontaine de Trevi, et puis le chuintement des robinets et le bruit de la chasse d’eau. Nous avons compris que l’eau des villes, dans la culture occidentale, a un début et pourrait donc avoir une fin. Cette eau est née lorsque l’artiste a domestiqué chaque eau de Rome dans une fontaine où elle nourrit de son histoire particulière les rêves des citadins, et elle est menacée lorsque la succion des turbines hydrauliques en fait un détachant et un agent de refroidissement dont une partie pourrait servir à alimenter un lac artificiel. Nous nous demandons s’il est possible que le rêve et la richesse coexistent.
En repensant aux eaux qui ont coulé dans les villes, nous pouvons mesurer combien elles sont importantes pour les rêves. C’est seulement là où les rêves se sont reflétés dans les eaux des communaux que les cités ont pu se tisser de leur propre matière. Seules les eaux animées de nymphes et de remémorations ont le pouvoir de fondre ensemble la face archétypale et la face historique des rêves. H20 est d’une autre sorte. H20 est un liquide qui a été dépouillé à la fois de son message cosmique et de son genius loci. Elle est opaque aux rêves. L’eau de la ville a dévoyé les communaux du rêve.
Ivan Illich, mai 1984.