Le fabuleux destin d'une bergère

Par Choupanenette

Le 5 février 1869 une petite fille naissait, en Bretagne, dans un moulin penché sur la rivière Guer. Le père, Guillaume Le Manach, était modeste meunier, honnête et travailleur. Son épouse lui avait donné plusieurs garçons. Aussi éprouva-t-il une joie véritable en serrant dans ses bras sa première fille. La petite Marie-Louise connut la vie des enfants bretons de son époque. La vie rude et simple d'une bergère, qui a pour seul horizon les prairies verdoyantes et pour seuls compagnons les moutons et les brebis.
Pourtant, à sa mort en 1949, la petite bergère laissait une fortune colossale et une collection de tabeaux d'une telle richesse que tous les musées du monde envoyèrent leurs conservateurs pour racheter ces chefs-d'oeuvre !

La petite bergère bretonne n'avait jamais quitté son village. Elle n'était même jamais allée jusqu'à la ville la plus proche, Guingamp. Non, elle n'imaginait pas qu'il puisse exister une autre vie que la sienne. Mais à l'âge de treize ans, un évènement bouleversa son existence : l'inauguration de la ligne de chemin de fer de Plouaret ! A cette occasion exceptionnelle, Marie-Louise découvrit un monde terrifiant et exaltant à la fois, la ville. En l'occurence, cette ville de Lannion, la sous-préfecture des Côtes-du-Nord. Mais ce fut la révélation. Et à dater de ce jour, la petite bergère ne regarda plus jamais ses prairies et son troupeau avec les mêmes yeux. Trois ans plus tard, émue, impressionnée, toute tremblante au bras de son oncle, elle arriva à Paris pour assister aux obsèques de Victor Hugo ! Cette fois, Marie-Louise Le Manach comprit que son destin n'était pas de vivre à Prat-Guégnan, à l'ombre rassurante du moulin paternel. Non, une autre vie l'attendait ! Une vie d'aventures et de passion...
Deux ans plus tard, une belle jeune fille de dix-huit ans pose le pied sur le sol parisien. Elle n'a emporté de sa Bretagne qu'un maigre bagage et quelques provisions du pays que sa mère lui a amoureusement enveloppées dans un gros sac en papier. Marie-Louise trouve un petit logement : une mansarde du quartier Batignolles où elle s'installe avec les quelques sous que lui rapporte son premier métier. La petite Bretonne vend des fleurs dans la rue, et son sourire timide séduit les passants qui sont nombreux à s'arrêter. Et elle se rend compte que son seul bien, sa seule richesse, c'est son charme. Alors bravement, elle décide de s'en servir. Quelques semaines plus tard, les habitants de Prat-Guégan auraiet été bien étonnés de la retrouver nue, posant comme modèle pour une académie de peinture. Et de fil en aiguille, Marie-Louise pénétra tout doucement, sans en avoir l'air, dans le monde de la galanterie. Un monde qui devait lui réserver bien des joies et bien des plaisirs. En quelques mois, la métamorphose est complète. On retrouve Marie-Louise, pardon Maï - c'est le surnom qu'on lui a donné dans la société parisienne - dans un meublé de la rue de Douai, entre Clichy et Pigalle. La timide devient scandaleuse. On la voit complètement nue au bal des Quat'z'arts du 9 février 1893, au Moulin Rouge. Et bien plus scandaleuse, elle fut l'héroïne du gigantesque dîner galant organisé par un membre connu de la bonne société. Ce digne personnage, Armand de Civray, avait invité deux cents femmes galantes à un énorme banquet dédié au plaisir. L'évènement se produisit dans un célèbre restaurant de la rue Richelieu. Le vin et le champagne coulèrent à flots, la chère était abondante et recherchée, et le banquet tourna en orgie lorsque l'honorable bourgeois s'écria, au moment du dessert, les yeux brillants et le teint empourpré : "Vingt louis à la femme qui se mettra nue !" Aussitôt une jeune fille saute sur la table, et souriante, se débarasse de tous ses vêtements. Cette jeune fille, au corps splendide, vous l'avez deviné, c'est notre Maï, notre timide bergère.
L'aventure se termina fort mal pour elle qui fut condamnée à deux mois de prison ferme pour attentat public à la pudeur ! Humiliée, Maï mena pendant quelque temps une vie plus sage en compagnie d'un solide gaillard, un fort des halles qu'elle avait renconté à l'ombre du pavillon de Baltard. Elle se mit en ménage avec lui, et brusquement, les deux amants partirent s'établir à Londres où, le 5 février 1897, ils régularisèrent leur situation par un mariage légitime. Entre-temps, et nous le savons par l'acte de mariage, le fort des halles avait adopté un métier plus britannique, il était devenu fabricant d'allumettes. Par la suite, il ouvrit une échoppe de fruits et légumes. Mais l'homme avait une autre passion que sa bergère, l'alcool. Il mourut prématurément d'une tuberculose aggravée de cirrhose le soir de Noël 1900. Ce deuil ne plongea vraisemblablement pas notre Maï dans un chagrin inconsolable, car depuis longtemps, elle arrondissait ses fins de mois à l'aide de ses charmes, et rendue libre par la mort de son compagnon, où, sous le nom de Mrs Symons, elle mena une bien galante vie. C'est ainsi qu'elle fit la connaissance du prince Antoine d'Orléans dont elle sut devenir la maîtresse en titre ! Le prince, épris de la jeune courtisane, la ramena à Paris où il s'afficha complaisamment en sa compagnie dans tous les lieux à la mode de la capitale. Mais les passions uniquement basées sur la chair résistent moins au temps que les autres, et sant tarder le prince volage voulut exercer sur d'autres que Maï ses princières ardeurs. Voilà ce qui explique que le 13 juillet 1906, Maï, surprenant son amant au bras d'une rivale, cassa son parapluie sur le dos du prince. Le geste amena une nouvelle fois Maï devant la justice, qui cette fois plus clémente, ne la condamna qu'à une amende de cent francs. A l'âge de trente-sept ans, la bergère décida de commencer une nouvelle vie.
Maï entreprit de longs voyages, qui la menèrent aux quatre coins de l'Europe, et jusque dans l'antichambre du Pape. Puis Mrs Symons retourna vivre quelques temps en Angleterre, et là, alors qu'elle avait préservé tout son charme et toute sa beauté au seuil de la quarantaine, elle fit connaissance de l'homme qui allait transformer sa vie, le fils d'un très riche industriel anglais, Robert Mond. Ce fut le coup de foudre. Robert Mond était veuf et avaient eu deux fille de son mariage. Il trouva en Maï une mère idéale pour ses deux enfants, et il l'épousa le 6 décembre 1922. La petite bergère découvrit un monde nouveau, celui du luxe, du confort, de la joie de vivre. Une existence paisible s'offrait à elle. Et elle se montra à la hauteur du rôle nouveau qui était le sien. Jamais on ne connut épouse plus fidèle, plus aimante. Elle entoura les enfants de son mari de tendresse et d'amour, elle réussit à faire adopter à toute la famille les beautés de la terre bretonne. Ainsi ayant appris qu'il existait une château proche du moulin de Prat-Guégan où la petite bergère allait porter, dans sa jeunesse, les oeufs et le beurre commandés par le châtelain, il se porta acquéreur du château et l'offrit à sa femme. Marie-Louise Le Manach, la petite bergère, se retrouvait châtelaine, à quelques kilomètres seulement du pauvre moulin où elle avait vu le jour. Enthousiasmé par la France, Robert Mond loua un somptueux appartement rue Rivoli où l'ancienne courtisanne recevait le Paris mondain de l'époque. Et pas un de ses invités, qui l'avait connue jadis, dansant nue sur la table d'un restaurant, n'en dit un mot. Tous restèrent émus devant la grâce et la classe de la maîtresse de maison.
Lady Mond était une véritable Lady, aimée et respectée de tous. Son époux cherchait tous les moyens de la rendre heureuse. Le couple partait souvent faire de longs voyages qui les menèrent de l'Egypte au Canada en passant par les principales capitales européennes. Le 22 octobre 1938, Robert Mond, s'éteignit doucement, à l'âge de soixante et onze ans, dans les bras de sa femme qu'il avait aimée et qui lui resta fidèle jusqu'à sa mort.
Marie-Louise Mond avait fait édifier dans le cimetière breton de Loc-Maria une chapelle où son tombeau était préparé à côté de celui de son mari. Elle vint occuper cette place à sa mort, le 21 novembre 1949.
C'est un conte de fées, mais les contes de fées sont plus fréquents qu'on ne croit. Et il existe peut-être aujourd'hui, en Bretagne, une petite bergère, qui, comme Maï, un jour sera châtelaine.....

"Lady Mond, la bergère qui devint reine" par Pierre de Corse
Maï la Bretonne, Pierre Delestre, La Palatine 1970.