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Pour mon père
Je suis un petit-fils étonné. Mon grand-père est mort un jour pluvieux de juillet, dans le grand hôpital qui, vu de loin, semblait voguer dans la nuit. Une infirmière était venue m'annoncer la nouvelle. Il était parti quelques minutes avant mon arrivée. Je n'avais pu m'empêcher de lui demander:
- Vous en êtes sûr?
Evidemment, elle avait raison, sans aucun doute, elle venait juste de constater le décès. Il paraît que le coeur s’était arrêté de battre. Seulement voilà, pour ma part je n'avais pas entretenu une relation raisonnable avec mon grand-père. Alors je n’ai jamais tout à fait réussi à y croire.
On n'avait retrouvé que son corps, sans vie dedans, et j'en conviens, il avait l'air sacrément mort quand je suis rentré dans sa chambre, où on lui avait fait sa toilette pour que je puisse lui dire au revoir. On l’avait même rasé, ce qu’il avait dû apprécier. A nonante ans passés, il n’avait pas l’habitude de se négliger. Son corps reposait paisiblement. Et mon grand-père, quant à lui, était assis au bord du lit, dans son habit de lumière, comme je l'avais toujours connu, impeccablement vêtu d'un complet trois pièces et d’une cravate turquoise, avec de petits lévriers dessinés dessus. Les verres de ses grosses lunettes étaient encore tachetées de peinture - il était peintre de métier. J'aurais pensé que la mort aurait pris soin de les nettoyer. Comme quoi, l’au-delà veille à ne pas gommer les petits signes qui nous rendent un être familier. Il me regardait en souriant puis, se tournant vers sa dépouille il me dit:
- Tu vois, de ce côté-là, c'est fini, et bien fini.
Puis il sortit un de ses infâmes cigarillos qu’il aimait tant en ajoutant:
- Je crois que ça ne devrait plus gêner personne.
Il était là, dans toute la force de sa présence, comme je l'avais toujours connu.
Quelques jours auparavant, aux urgences, un verdict sans appel l'avait condamné. Aorte rompue; il n'en avait plus pour longtemps. Je n'ai jamais su s'il avait bien compris, à ce moment-là, qu'il allait mourir. On le lui avait expliqué, m'avait-on dit. Mais il se dégage parfois une étonnante sérénité de celui qui sait qu'il s'apprête à quitter la scène sur laquelle s’est déroulée chaque seconde de sa vie. Comme si plus aucune nouvelle ne pouvait le surprendre. Quelque chose vient de se décrocher au fond de lui-même, pour commencer à vivre de sa propre vie - j’imagine un petit bathyscaphe qui s’en irait explorer des horizons réservés à celui qui quitte sa chrysalide humaine. Alors, ils acquiescent aux propos des médecins qui leur exposent que eux, ma foi, ils ne peuvent plus rien pour les retenir. Et nous, nous appelons cela de la résignation.
Les premiers mots qui me vinrent furent:
- Alors, tu t'es échappé?
J'aurais dû le deviner lorsque, alité au milieu de spaghettis transparents reliés à de grosses machines bipbipantes qui interprétaient mathématiquement son état de santé, il avait voulu savoir l'heure. Je lui avais demandé s'il avait un train à prendre et, avec l'humour dont il était coutumier, il m'avait répondu: "Oui."
Je regardais ses quelques affaires qui avaient été soigneusement mises de côté sur une table. Une jaquette, ses pantoufles, la petite radio de poche dont il avait appris à se servir. Elles avaient l’air désoeuvrées. Orphelines, elles me faisaient penser à des feuilles d’automne qui s’apprêtent à se détacher du grand arbre. Toutes ces choses, qui étaient encore habitées par lui quelques heures auparavant, et qui auraient passé inaperçues, témoignaient à présent monstrueusement de son absence.
- Mais alors, tu n'es pas mort?
Il était là, à mes côtés. Il m'avait attendu à la lisière de la mémoire. Il n’avait nullement l’intention de quitter la place qui avait toujours été la sienne pour moi. C’était un homme des fidélités profondes. Et puis nous savons bien que tout ce qui fait un être cher va bien au-delà de sa chair, rangée dans une petite boîte, sous terre. Je repartais donc ce soir-là avec mon grand-père dans le coeur. Une infirmière me demanda si je voulais récupérer son dentier. Puis, elle se ravisa en s'excusant, avec le sourire. Je n'en aurais effectivement pas eu l'usage. Ou peut-être savait-elle, elle aussi, que les morts ont toutes leurs dents.
Image - Liselotte Lauper