celui qui
(en guise d’autoportrait)
celui qui dit je qui dit vous
qui vous interpelle il n’a aucun nord à offrir
aucun sud à mettre à la place
il crucifie des pronoms de hasard sur la rose des vents
celui qui demande quel jour sommes-nous ?
vous lui dites c’est toujours c’est jamais
vous lui dites c’est le moment
et vous frappez juste
celui qui dit à l’odalisque :
celui qui me fait l’amour c’est moi
celui qui te regarde
te veut t’en veut ti vuole bene
en veut tant et tant te dévêt te défait te défonce
celui qui te regarde
et prend ton nom en écharpe et avale tes parfums
celui qui va & vient chevauchant les marées
enfourche la balance lunatique
guette & craint tes menstrues
vole ton linge sec qui claque aux bourrasques de juillet
celui qui momie dédale icare
nage comme poisson dans les laves
se faufile dans les pile ou face du calendrier
est tellement là où c’est sans doute nulle part
celui qui brode fignole dans l’incertain
prévoit le temps et ignore la tempête
trébuche sur la moindre pierre qui roule
celui qui sous l’amas de ses cravates
tout blanc tout nu aurait au gré de l’anecdote
pu clamecer à clamecy hôtel de la poste chambre 9
celui qui dit je
n’est jamais en français dans le texte
(p.6)
*
soudain envie de changer d’endroit
parce qu’on se dit :
à l’endroit suivant j’irai mieux
à l’endroit suivant tout sera plus simple plus léger
et l’endroit suivant c’est la pièce voisine
la chambre d’à côté, c’est une autre maison
une autre rue, une autre ville
l’endroit suivant c’est un autre pays, un autre continent,
l’endroit suivant c’est une autre vie
l’endroit suivant
soudain tu le sais comme si tu l’avais toujours su :
c’est le repos à jamais
le sommeil dans nulle part
le néant qui est l’envers de tous les endroits
(p.12)
*
on ne sait plus où se réfugier
peut-être baisser les stores
descendre les jalousies, condamner les fenêtres
sceller les portes
organiser l’absence le temps que ça passe
le temps que le temps passe
rien d’autre ne peut passer que le temps
et ce que le temps ramène en passant
c’est encore du temps
qui à son tout devra passer
et ce temps qui n’arrête pas de passer
qui passe sans répit
ça donne un insurmontable épuisement
(p.55)
*
comme si
comme si les mots étaient disponibles
comme si les syllabes
que l’on assemble pour former
les mots de la conversation
comme si ces syllabes formaient des mots
qui s’aligneraient pour un poème
les mots parlés ne servent à rien
faut juste les parler
celui qui veut écrire
pendant des jours & des jours
n’a pas accès aux mots
les parleurs ne comprendront jamais cela
ils pensent que les mots ça va de soi
ils disent : fais comme nous, cause cause…
(p.92)
*
vous a-t-on raconté l’étrange romance
de ces troubadours, doux dingues
d’Andalousie & de Provence
qui s’exaspéraient à faire
l’éloge de l’inassouvissement
luxurieux dans leur tête
libidineux dans leurs vers
mais timides, lents & tendres
dans leurs gestes en la chambre
sur la couche de leur princesse demi-nue
qui permettait la sieste mais pas la nuit
qui concédait la vulve mais pas le vagin
poussant le désir à incandescence
mais jamais ni feu ni flamme ni incendie
qui n’auraient laissé que cendres…
(p.100)
Lambert Schlechter, L’envers de tous les
endroits, éditions Phi, 2010.
Bio-bibliographie
de Lambert Schlechter
Par Jean-Pascal Dubost
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