On sait que Bertrand Blier aime à confronter ses personnages à l’irruption inopinée de la mort, cruelle faucheuse d’âmes encore jeunes et insouciantes ou de personnes à bout de souffle, ayant trop profité de la vie…
C’était déjà le cas dans Les Valseuses, avec le suicide mémorable du personnage joué par Jeanne Moreau, ou quand le trio Miou-Miou/Depardieu/Dewaere prenait la route à bord d’un véhicule dangereusement défectueux et finissait par quitter la route… Dans Merci la vie et 1,2,3… soleil, la mort rôdait autour d’Anouk Grinberg, confrontée, d’une part, au SIDA et à la barbarie nazie, et, d’autre part, aux fantômes d’amis disparus… Et dans Buffet froid, elle se manifestait par l’apparition d’une Carole Bouquet vengeresse…
Enfin, dans Les Côtelettes, Blier lui donnait un visage et un corps, en la personne de Catherine Hiegel. La “grande faucheuse” y râlait contre son travail incessant et ingrat…
Dans son nouveau film, Le bruit des glaçons, il continue sur la même voie puisque son personnage principal, Charles (Jean Dujardin), un écrivain alcoolique reçoit un beau jour la visite d’un individu antipathique (Albert Dupontel) qui n’est autre que… son cancer.
Au début, il refuse d’ouvrir sa porte. Non mais c’est vrai, ça… Il est déjà en pleine dépression depuis que sa femme l’a quitté, lassée de le voir sombrer dans l’alcoolisme. Alors, il ne peut pas avoir aussi un cancer… Ca fait beaucoup pour un seul homme.
Mais le cancer insiste… Maintenant qu’il est là, autant que Charles et lui apprennent à se connaître. Et puis il ne restera pas longtemps… “Pas plus de trois mois…”, promet-il…
De toute façon, Charles n’a pas le choix. Il doit maintenant vivre avec cet intrus qui lui colle en permanence aux basques et/ou à l’organisme, qui n’hésite pas à lui faire des réflexions sur chacun de ses faits et gestes ou à lui saper le moral à coups d’histoires sordides… Oh, il jubile, l’affreux crabe quand il observe sa victime écluser les bouteilles de blancs, mises à rafraîchir dans un seau à glaçons (d’où le titre du film). Avec ce régime éthylique de choc, cela va lui faciliter la tâche, d’autant que le médecin local est un bouffon incapable de distinguer un rhume des foins d’une pathologie en phase terminale…
Bien sûr, au début, Charles réagit assez violemment à cette intrusion dans sa vie privée, en expulsant manu militari l’indésirable. Il n’aime pas trop qu’on l »’emmerde quand il se tape un coup de blanc…
Mais on ne se débarrasse pas si facilement d’un cancer comme cela, surtout quand il est aussi malin… Il revient à la charge, menace de frapper le pancréas, très douloureux et très rapide, si son hôte n’est pas plus docile…
Charles se résigne. Le cancer a raison : rien ne le retient sur cette terre. Sa carrière est fichue, vu qu’il ne pourra probablement plus rien écrire. De toute façon, il a déjà eu le Goncourt, alors à quoi bon continuer, sinon pour se retrouver parmi les vieux gâteux de l’Académie Française… Son fils (Emile Berling) vole de ses propres ailes et n’a plus besoin de lui. Sa femme (Audrey Dana) l’a quitté définitivement et la présence à ses côtés de la jeune Evguenia (Christa Théret), une russe juste intéressée par son argent et sa notoriété, ne suffit pas à combler ce vide. Il passe ses journées à se morfondre et à “boire comme un con”. Bref, sa vie est merdique…
Pourtant, quelque chose d’inattendu, d’inespéré, va lui donner envie de se battre, et contrarier ainsi les projets de son Mr Tumeurs : l’amour.
Dans son malheur, Charles a la chance d’avoir à ses côtés une personne attentionnée, dévouée, prête à rester à ses côtés jusqu’au bout : Louisa (Anne Alvaro), la bonne. Une vieille fille un peu terne, effacée, pas vraiment le genre de femme qui attire les regards… Mais une amoureuse transie qui attend patiemment le moment où son Roméo et elle pourront enfin connaître le plaisir physique et l’harmonie spirituelle. Et, de surcroît, une âme noble, qui dispense à tous ceux qui l’entourent de la sympathie, de l’affection, voire de la tendresse. Y compris pour les femmes de la vie de Charles, pourtant ses rivales…
C’est une sorte de figure maternelle, protectrice et rassurante…
C’est sans doute pour cela que Blier, toujours cruel et provocateur, l’a elle aussi dotée d’un cancer… du sein. Un pot-de-colle tout aussi ignoble que le cancer de Charles, qui prend les traits et la gouaille de Myriam Boyer…
Le duel tragi-comique entre Dujardin et Dupontel prend alors une autre dimension. Les deux crabes s’encouragent l’un l’autre à accélérer le passage aux métastases, aux premières douleurs insoutenables nécessitant de la morphine…
Dans le même temps, Charles et Louisa se soutiennent mutuellement, profitent des moments passés ensemble, trouve une bonne raison de s’accrocher à la vie…
L’amour peut-il être plus fort que la mort ?
Bertrand Blier signe une fois de plus un film parfaitement inclassable, entre la fable fantastique et l’étude de moeurs réaliste, entre comédie hilarante – à l’humour noir et grinçant, savoureux – et drame poignant – mais dénué de pathos.
Le spectateur est désarçonné car il ne sait pas s’il doit être amusé, terrifié ou bouleversé devant ce qui lui est présenté. Le film est non pas tour à tour, mais à la fois sombre et lumineux, pessimiste et optimiste, angoissant et apaisant…
Un peu comme Buffet froid, le chef d’oeuvre du cinéaste, qui était truffé de répliques délectables et faisait régner un climat totalement anxiogène, de banlieue trop grise en campagne trop verte, aussi déshumanisées l’une que l’autre…
Le bruit des glaçons évoque bien sûr beaucoup à ce film-là.
Même précision des cadrages, même façon de nous lier à des personnages pas franchement sympathiques (Charles est un sale con égocentrique, appelons un chat un chat, et Louisa est, de prime abord, agaçante, de par sa présence molle. Quant aux cancers, ils ne sont évidemment pas très agréables…), même qualité d’écriture – ah! ces répliques aux petits oignons - et même finesse dans le choix des musiques composant la bande-son…
Et surtout, Blier retrouve cet équilibre délicat entre le récit “classique”, tout en sobriété et en linéarité, et les expérimentations narratives tordues vers lesquelles il semblait aller de plus en plus depuis Merci la vie… Son nouveau film est relativement “simple”, même s’il baigne dans une ambiance délicieusement surréaliste…
Certains verront sans doute cela comme le signe d’un regain de forme du cinéaste après les échecs relatifs de ses films depuis le début des années 1990, tant vis-à-vis de l’accueil du public que de la critique – à tort, d’ailleurs, car lesdits films étaient bien meilleurs que ce que l’on a pu dire ça et là, et mériteraient une réhabilitation…
D’autres profiteront de cette comparaison pour démontrer que justement, Bertrand Blier n’est plus ce cinéaste qui nous enchantait jadis, car elle tourne nettement à l’avantage de Buffet froid…
Evidemment, on ne peut pas leur donner tort sur ce dernier point : oui, les tribulations du trio Bernard Blier / Jean Carmet / Gérard Depardieu étaient bien plus enthousiasmantes, novatrices, profondes que celles du quatuor Dujardin/Dupontel/ Alvaro/Boyer. Mais c’était un véritable chef d’oeuvre, un film en état de grâce…
On ne peut pas exiger d’un cinéaste qu’il atteigne ce niveau d’excellence à chaque fois !
Et cela dit, bien qu’inférieur, “mineur” dans la carrière de Blier, diront certains, Le bruit des glaçons fait montre de bien plus d’audace, d’intelligence, de richesse thématique que nombre de films sortis en salle cette année…
Déjà, ceux qui peuvent se targuer d’être portés par une interprétation aussi brillante ne sont pas légion. Bertrand Blier a toujours su mettre en valeur ses acteurs, en extirper le meilleur. C’est encore le cas ici.
Le duo Jean Dujardin/Albert Dupontel fonctionne parfaitement. Le premier est parfaitement canalisé, d’une sobriété exemplaire – étonnant pour un rôle ‘alcoolique, d’ailleurs… – le second est épatant de méchanceté et d’ignominie…
Du côté des femmes, c’est tout aussi bon. Même si elles n’ont que peu de temps de présence à l’écran, Christa Théret et Audrey Dana font toutes deux preuve d’une belle présence. Myriam Boyer est le parfait homologue en jupons de Dupontel, assénant ses répliques avec beaucoup de délectation et Anne Alvaro apporte son physique atypique, ce mélange de douceur et d’étrangeté qui a fait le bonheur de nombre d’auteurs de théâtre, ou celui, cinématographique, de Raoul Ruiz ou d’Agnès Jaoui… Voilà un beau personnage féminin qui ne manquera pas de faire taire tous ceux qui considèrent Blier comme un affreux misogyne – une réputation traînée comme un boulet depuis Calmos…
Et puis, il fallait un sacré culot pour aborder de manière aussi frontale cette saloperie de maladie, qui continue de frapper, chaque année, des millions de foyer dans le monde, qui sème la souffrance, le deuil, le chagrin… Le film n’élude rien de la maladie, son aspect intrusif et malin, son emprise grandissante, la façon avec laquelle elle pousse le patient à baisser les bras… Il montre l’angoisse du malade face à sa mort programmée à plus ou moins brève échéance, le désarroi des proches, l’impuissance des médecins – et leur manque de tact, parfois…
Ceux qui ont été un jour confrontés à ce fléau seront probablement touchés par ce film, mais ce n’est absolument pas un film déprimant.
Au contraire ! Tout est enrobé dans un humour noir réjouissant et un optimisme assez inhabituel chez Blier… Car, même s’il est habité du début à la fin par l’ombre de la mort, c’est bien la vie que célèbre ici le cinéaste. Et l’amour…
Que le cinéma est beau quand il est aussi percutant et aussi lumineux !
Alors merci, Monsieur Blier, de continuer à faire des films de ce calibre. Le bruit des glaçons est fort rafraîchissant et ne manquera pas, on le souhaite très fort, de faire fondre de plaisir plus d’un spectateur !
(*) : Sous-titre de cette critique empruntée à Pierre Desproges in « Almanach » – éd. Rivages
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Le bruit des glaçons
Réalisateur : Bertrand Blier
Avec : Jean Dujardin, Albert Dupontel, Anne Alvaro, Myriam Boyer, Christa Théret, Audrey Dana
Origine : France
Genre : Buffet froid & crabes farcis
Durée : 1h27
Date de sortie France : 25/08/201
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Chronicart
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