Pasquale Villano est un réfugié italien qui a quitté son pays, poussé par son dégoût de la politique berlusconienne. Il pense trouver refuge à Lyon où il rencontre Anna, une jeune professeur de musique dont il tombe amoureux. Il n’est pas le seul à succomber au charme de la jeune femme. Aurèle, 14 ans, suit les cours d’Anna Lussing et développe pour sa professeur une passion obsessionnelle et dévorante. L’adolescente passe la majeure partie de son temps libre avec son demi-frère Jérôme, attardé mental. Aurèle entraine Jérôme dans sa fascination pour Anna et décide de lutter à mort contre celui qu’elle perçoit comme un rival.
Et pourtant, le roman de Stéphanie Hochet est un diamant noir, féroce, diablement original et dérangeant. La tonalité et la chromatie de cette Distribution des lumières sont éminemment dostoïevskiennes. Pas de sentiments gris ou termes, mais tranchés et basculant sans cesse entre deux extrêmes, tel un funambule avant la chute inévitable et meurtrière. Cela n’exclut cependant pas le sens de la nuance, car, dans ce roman polyphonique, Stéphanie Hochet multiplie les points de vue comme on multiplie les sources de lumière ce qui, loin de faire reculer ou disparaître les ombres, ne fait que les multiplier, à l’infini.
Ce roman est comme un mille feuilles, composé de couches extraordinairement fines qui donnent lieu à autant de niveaux de lecture. Ce n’est pas un livre dont on peut parler tout de suite après en avoir tourné la dernière page. Il faut laisser passer un peu de temps, il faut laisser le texte infuser en vous comme un thé noir et puissant. Du grand art.
Comme souvent, ce sont les personnages que j’ai en tête qui me donnent envie de leur créer un destin. Je souhaitais parler de ce personnage complexe qu’est Pasquale Villano, cet homme délicat et cultivé qui sent qu’il ne peut plus résister à la médiocrité qu’il rencontre dans son pays et qui veut s’échapper. C’est un idéaliste atteint d’une sorte d’atonie, un être civilisé qui ressemble à ces intellectuels italiens d’aujourd’hui qui perçoivent le malaise qu’il y a à dans une société qui a perdu son âme et qui ne trouve pas les moyens d’entrer en rébellion. Il me semblait intéressant (dans un sens fictionnel) de le confronter à son contraire : à des personnages qui ne reconnaissent aucune loi, des sortes de sauvageons (Aurèle et Jérôme). La rencontre entre ces personnages constitue une friction qui est une réalité contemporaine. L’enjeu entre ces personnages, c’est l’amour d’une personne dont ils sont tous amoureux, la pure Anna Lussing, qui devient de fait l’objet des uns et des autres.
Quel était votre projet littéraire lorsque vous avez commencé à écrire ce roman ?
La cooptation de ce qui est civilisé par ce qui ne l’est pas. Je voulais que ce livre soit un projet à la fois politique, physique et métaphysique (tout simplement…). La politique est la toile de fond – elle est la raison qui pousse Pasquale à fuir mais il faut aussi la voir dans la décadence sociale et morale de la banlieue que j’appelle Mortissieux dans le roman -, la sensualité est le langage du texte - tous les personnages y pensent et la vivent – quant à la métaphysique, elle est l’élément implicite du texte, l’ombre d’où cette histoire émerge.
Le texte réunit ces éléments comme il réunit les trois voix, les trois langues des personnages, ces trois styles de langages qui pourraient se contredire s’unissent en un thème : l’amour pour celle qui n’a pas la parole, comme un contrepoint en musique.
Au-delà du thème de la cruauté de l’adolescence, quatre autres thèmes sous-tendent votre récit : la métaphysique, la morale, la politique et la décadence. Quels liens faites-vous entre ces quatre thèmes ?
Ils sont forcément liés les uns aux autres. Idéalement, la politique devrait être une école de morale. Mais on voit que c’est loin d’être le cas, l’exemple du livre c’est la misère sociale que les dizaines d’années de berlusconisme ont contribué à créer en Italie, on pourrait prendre d’autres exemples, y compris en France…La question de la morale dans la vie d’Aurèle, et de Jérôme est la grande absente. Pour Jérôme qui n’a pas tous ses moyens mentaux, c’est par incapacité intellectuelle, quant à Aurèle, son amoralité affirmée est le fruit de l’éducation que l’adolescente se donne à elle-même, j’ai vu ce personnage comme une Mouchette moderne (le personnage fétiche de Bernanos). La métaphysique est dans ce livre une question de distance entre le sujet et l’objet. Entre le soi et l’autre qui est l’au-delà de soi. La distribution des lumières est le récit convulsif de la quête de la personne aimée qui n’a pas voix au chapitre, car paradoxalement, elle est le point focal dans l’ombre. Tous les personnages de ce roman sont prisonniers d’une obscurité et cherchent à fuir : pour Aurèle c’est son environnement, son inexpérience de la vie, pour Jérôme c’est son incompréhension du monde, pour Pasquale c’est l’absurdité dans laquelle nous sommes réduits à vivre, la déchéance d’une civilisation, le monde de la xénophobie. Tous cherchent la lumière et la voient chez Anna.
Tout en multipliant les points de vue, votre roman multiplie également un réseau de références littéraires, notamment Dostoïevski et Nabokov. Quelles sont vos influences et comment vous en affranchissez-vous pour, au final, aboutir à une œuvre qui vous est propre et singulière ?
Dostoïevski et Nabokov évidemment, d’ailleurs, comme hommage à ce dernier, je me livre dans La distribution des lumières à un pastiche de l’incipit de Lolita, mais comme le lecteur le remarquera ensuite, j’inverse la thématique de Nabokov puisque la voix qui articule cette ode au nom Anna n’est pas un adulte mais une jeune fille, c’est l’inversion des rôles. En littérature, on ne grandit qu’à l’aide des grands. Régulièrement, je me plonge dans Faulkner, Balzac, Chessex, Oates… J’y puise l’émulation nécessaire et l’envie de continuer, j’aime l’énergie des personnages de Oates, la poésie de Chessex, la vision terrible des perversités humaines chez Balzac, la complexité œdipienne des intrigues de Faulkner. Chez Dostoïevski, je retrouve les convulsions morales et cette rage cauchemardesque qui rappelle les tableaux de Bacon, il m’est arrivé de passer des nuits de torture psychologique comme certains de ses personnages. Une fois qu’on écrit, ces grands-là sont dans votre subconscient, mais ils y sont digérés, et livres après livres c’est sa propre voix qu’on entend.
Depuis vos deux derniers romans, et tout particulièrement depuis le précédent, Combat de l’amour et de la faim (Prix Lilas 2009), la métaphysique est de plus en plus saillante et présente dans vos écrits. Quels rapports entretenez-vous avec cette problématique ?
Je suis une croyante sans Dieu, et sans religion. Je me sens désarmée devant les grandes questions existentielles. J’aime les personnages de Bernanos pour cette raison : je trouve chez ces prêtres et ces enfants pauvres quelque chose qui fait écho en moi et que je ne parviens (et ne veux) pas théoriser. C’est la fragilité humaine qui m’interpelle, et le désarroi tremblant des humbles qui interrogent le vide. Cette métaphysique-là est à l’opposé des concepts.
La distribution des lumières est votre 7e roman. De livre en livre, vous semblez creuser et approfondir un sillon particulier. Comment le définiriez-vous ?
Il me semble que mon évolution va à la fois vers plus d’ambition dans les projets d’écriture et plus de modestie (je n’avais jamais parlé de personnages aussi démunis que Jérôme). Je crois que j’ai donné à ces deux derniers romans : Combat de l’amour et de la faim et La distribution des lumières un souffle différent des précédents, un relief que m’a permis de réaliser l’immersion dans des terres étrangères comme le sud des États-Unis pour l’un et l’Italie pour l’autre.
Que diriez-vous aux lecteurs du BSC News pour leur donner envie de lire votre roman ?
Si ce livre avait une forme géométrique, ce serait le triangle. Et devinez qui serait au centre, la véritable victime ? Peut-être pas le personnage auquel vous pensez.
Photo : Arnaud Février/ Flammarion